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bientôt ; mais la tendre femme ne se faisait pas d’illusion. Elle pressentait que l’ami allait être accaparé par les devoirs de l’homme d’État, qu’un délicieux épisode de sa vie était clos.

Son cœur ne la trompait pas. J.-H. Bernstorff, qui s’attendait à n’occuper que provisoirement le poste de premier ministre, le garda vingt années et ne revit jamais la France. Il fut un des plus grands ministres qu’ait possédés le Danemark. Par lui fut réunie à la couronne danoise la totalité des duchés de Slesvig et de Holstein dont la Prusse, aidée de l’Autriche, s’est emparée en 1864. Il appela en Danemark des généraux, des écrivains et des architectes français, et il introduisit à Copenhague, où le germanisme régnait depuis longtemps, des modes et des coutumes de France. Frédéric II de Prusse rechercha son alliance ; ayant échoué, ce souverain essaya plusieurs fois d’obtenir sa disgrâce, mais le roi de Danemark, Frédéric V, le maintint au pouvoir, lui conféra les plus hautes dignités du royaume et le créa comte. La famille royale d’Angleterre le considérait comme un ami personnel. On ne lui connut jamais l’insupportable fatuité, ni la rapacité des Allemands.

Il fut enfin renversé par le célèbre Struensée, favori de Christian VII, et mourut deux ans après sans laisser de postérité.

Il avait épousé une riche héritière ; cette union lui permit de reconstituer sa fortune largement entamée par le grand train de maison qu’il avait mené à Paris. Mme de Belle-Isle, chargée d’acheter la corbeille de mariage, s’acquitta de ce soin avec un touchant empressement.

La place laissée vide auprès d’elle par le départ de Bernstorff ne fut pas occupée par un autre. Elle cultiva le souvenir de cet amant platonique et continua de lui adresser des lettres un peu mélancoliques, toujours très tendres, qui le tenaient au courant des événemens de Paris. Mais elle mourut en 1755, âgée de quarante-huit ans. « Il ne me reste, dit Bernstorff, qu’à pleurer sa perte et respecter sa mémoire. »


MARTINE RÉMUSAT.