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imparfaite pour que l’excès de ma tendresse pour vous, mon cher frère, y entre pour beaucoup ; je ne peux envisager sans horreur qu’un avenir malheureux — et de quelle durée ! — vous est prédestiné. Il faut que j’aie autant de confiance que j’en ai en vous pour vous parler ainsi, car je sens tout ce qu’il y a d’humain dans les vœux ardens que je fais pour vous ; n’en soyez point scandalisé, mon cher frère, plaignez-moi d’être encore si attachée à tout ce qui n’est pas Dieu !... »

Si Bernstorff resta protestant, du moins fut-il toujours profondément respectueux des opinions religieuses de la maréchale. « Cette vertueuse femme, cette tendre amie ajoutait une vive et sincère piété à toutes ses grâces... Elle n’avait pas de corps mais un voile qui recouvrait son âme. » Ainsi s’exprimait-il longtemps après pour accentuer le caractère purement sentimental de leur liaison.

La réputation de vertu de Mme de Belle-Isle était si bien établie que les assiduités du baron à l’hôtel du quai d’Orsay ne prêtèrent pas à la médisance. Un seul homme, le cardinal de Tencin, en voulut au diplomate de son intimité avec la maréchale. Le cardinal, ministre d’Etat, avait conçu une passion pour Mme de Belle-Isle, « amour platonicien et proportionné à l’âge de l’amant et à la piété de l’objet aimé. Le baron Bernstorff, envoyé de Dannemarc, fréquentait assidûment l’hôtel de Belle-Isle ; voilà le vieux cardinal agité des furies et n’entendant plus les intérêts du Nord que par sa haine contre le ministre danois [1]. »

Le cardinal amoureux suscita des difficultés à son heureux rival et menaça de faire échouer certaines négociations entre la France et le Danemark.


Dès son arrivée à Paris, J.-H. Bernstorff s’était vu attaqué de plusieurs côtés. Frédéric II, qui haïssait sa famille, avait écrit à Louis XV pour le représenter comme un espion de Marie-Thérèse. Il lui fallut beaucoup de tact et de souplesse pour triompher des défiances. Il y réussit assez rapidement et se fit apprécier de la haute société où Mme de Belle-Isle l’introduisit. Il fréquenta chez les duchesses de La Vallière, de

  1. Mémoires du marquis d’Argenson.