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le pâle essaim bourdonnant s’en allait vers la ligne allemande. Lorsque, l’ayant quitté des yeux, nous voulûmes le retrouver, il avait fondu, lui aussi, dans la lumière.

Nous suivions les danses d’étincelles et de fumée en bas, dans la solitude, et nous écoutions ce que disait l’un des nôtres, un officier français, figure mince, énergique et pâle, le lieutenant G… qui revoyait pour la première fois le champ de bataille où il était tombé grièvement blessé dans une « intéressante » journée de juin 1915. « Intéressant, » « curieux, » c’étaient les mots les plus forts dont il se servît.

« Le moment curieux, dans une attaque, disait-il, c’est celui où l’on va quitter l’abri de la tranchée. Même sensation que pour entrer dans l’eau froide : ce n’est qu’un manque d’habitude. Dès le premier pas, on s’aperçoit qu’il n’arrive rien, et l’on est tout à la joie de la surprise… Nous étions là, à gauche de… Le colonel, un colonel de spahis, un grand, splendide, en rouge éblouissant, frémissait d’une telle impatience qu’il franchit le talus quelques secondes avant l’heure fixée. Nous courions côte à côte. Je m’aperçus que le cailloutis étincelait par terre. Mais on ne réfléchissait pas ; ce n’est qu’après, que j’ai compris ce que cela voulait dire. Tout d’un coup, j’ai entendu : « Heu ! » Le colonel était tombé. Je me suis baissé sur lui : ses paupières battaient ; c’était la fin. J’ouvrais son col quand j’ai été touché à mon tour. Deux balles : à la cuisse et près du foie. Toute la journée là, sans pouvoir bouger. Je regardais, je suivais très bien ce qui se passait : c’était très intéressant. Je voyais le bois de la Folie devant moi ; il n’était pas tout à fait aussi mort que maintenant. Il y eut des contre-attaques allemandes. Nous avons passé toute la nuit là, les Français, les Boches entremêlés, par terre… »

Une exclamation l’arrêta. Au dessus de l’horizon, une des trois saucisses, qui semblaient faire définitivement partie du paysage, avait disparu. À sa place, une très longue et mince vapeur ondulait, debout, exactement comme une fumée de cigarette, mais immense, étrangement lucide, presque lumineuse : une fumée qui montait, s’étirait depuis la terre, et devait bien atteindre à huit cents mètres.

Quelques instans après, l’essaim des victorieux avions reparut ; autour d’eux, des flocons naissaient, persistaient, ponctuant l’espace. La troupe victorieuse passa juste à notre zénith,