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Nous causâmes encore un peu. Il me dit qu’il était réformé, qu’il avait repris son cours de philosophie et la préparation de ses thèses.

Puis il se leva et il murmura : « Denise, si j’avais pu croire que je vous retrouverais ainsi, dans ce deuil, dans cette solitude... » Mais il n’acheva pas cette phrase. Il demanda simplement : « Est-ce que je ne vous reverrai plus ? Est-ce que je ne peux vous servir à rien ? » Je lui fis signe que non. Il insista encore : « Tout est fini ? » Adrienne, n’est-ce pas que c’était cruel, que c’était atroce de me demander cela ? J’étais tellement tentée, — après qu’il m’eut pourtant fait passer par la torture, je peux le dire, — de me jeter contre son épaule mutilée, — cette épaule qu’une autre avait soignée, — de l’embrasser comme autrefois, lui mon ami, mon fiancé, mon seul trésor, et de lui dire : « Cachez-moi quelque part ! Emportez-moi ! » Tellement tentée ! Si j’avais parlé, j’aurais dit cela. Je lui fis signe avec la tête qu’il fallait s’en aller. Il s’en alla, et je sus que c’était fini.

Qu’est-ce que tu crois qu’on peut faire, Adrienne, quand on est au désespoir ? Pendant les deux premières heures après qu’il m’eut quittée, je fus très calme. J’avais de petits travaux de couture à faire. Dès que Danielle rentra, je l’appelai et nous travaillâmes ensemble en disant notre chapelet. Depuis la mort de maman, j’avais pris l’habitude de coudre souvent dans la même pièce que Danielle. A huit heures, je lui dis de préparer mon lit et d’aller dîner. Dès que je me suis retrouvée seule dans cette chambre où il m’avait parlé, je me suis sentie tout à fait malade. C’est bizarre, n’est-ce pas ? Malade, glacée, claquant des dents et si faible que je dus me rasseoir plusieurs fois er me déshabillant.

Je sentais cela d’abord plus que le chagrin : ce frisson affreux dans tout mon corps et un obscurcissement des yeux, comme on dit que l’éprouvent les mourans. Je me couchai, j’éteignis la lumière ; je passai toute la nuit sans dormir, sans bouger ; au moindre mouvement, il me semblait que mon cœur allait se briser. J’étais comme livrée à une force qui me protégeait contre l’excès de mon mal, qui m’empêchait de remuer, qui m’empêchait de penser. Dans une passivité absolue, j’entendais l’écho des paroles de Philippe et des miennes ; elles frappaient dans ma tête comme des coups de marteau ; je les subissais.