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raisonnable, elle se mit à marcher dans la chambre à la manière des jeunes gens :

— Il t’a dit cela, à toi ? dit-elle. Et elle pensait : « Oui. oui, les voilà bien, ces rêveurs, ces intellectuels, ces contemplateurs d’eux-mêmes. Voilà ce que ce philosophe a trouvé à dire à cette petite âme fidèle ! La souffrance vous change ! Après le récit de Nise, le mot vient à propos ! »

A son irritation se mêlait quelque âpre contentement d’avoir épousé un ingénieur qui était un homme simple. « Ces Huleau, pensait-elle, ont toujours eu sur la vie des perspectives irréelles. Comment le pauvre Max s’était-il entiché d’un pareil garçon, avec cette figure sans volonté ! »

Mais au fond d’elle-même une voix impartiale suggérait : « Est-ce que ce n’est pas tout de même vrai que la souffrance vous change quelquefois ? qu’une sensibilité remuée à de certaines profondeurs est prête pour des émotions et des passions nouvelles ? » Elle se rappelait tel et tel blessé de son hôpital, — des gens simples pourtant, — chez qui la fièvre amoureuse du regard l’avait frappée. Elle entendait l’écho des paroles éperdues que bégaient souvent les opérés en se réveillant de l’anesthésie...

— Alors, demanda-t-elle d’une voix amère, qui a-t-il épousé ?

— Une infirmière, répondit innocemment la petite Nise. Il me dit qu’elle l’avait assisté par deux fois après le chloroforme, dans un temps où il regrettait de n’être pas mort. Avant d’être blessé, il avait traversé à Verdun une semaine si affreuse, dans un trou boueux, au milieu de morts et de mourans, qu’il en avait gardé l’impression d’être brisé, tari pour toujours. Hélas ! lui qui m’avait si puissamment protégée contre le désespoir, je ne l’en protégeais pas ! A l’hôpital il était désespéré. Il me dit que cette jeune fille qui l’avait soigné répandait une influence de consolation, d’apaisement. Je me rappelle les termes qu’il employa : il parlait de sa profonde tranquillité, de sa force, de la beauté de ses gestes. Il m’expliqua qu’il avait trouvé en elle la guérison de l’âme. Cela dit tout, n’est-ce pas ? la guérison ! Moi, je n’avais à lui apporter qu’une vie déjà bien blessée ; comment l’aurais-je guéri ? Peut-être aussi que je l’aimais trop. Il n’y avait pas de sérénité là dedans. Et lui, ce philosophe, c’est son instinct de chercher à n’être pas troublé. Il me parlait longuement comme à une amie.