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vivres, des vêtemens ; elles nous ouvrirent Je grandes salles pour nous laver. Les enfans assis dans la gare mangeaient le chocolat qu’on leur avait apporté ; beaucoup de femmes pleuraient : nous étions si épuisés de fatigue ! Et malgré la bonté des Suisses, la France paraissait encore loin.

Nous y arrivâmes le lendemain matin, après avoir fait encore une nuit de chemin de fer. A Genève, nous avions quitté le train suisse pour monter dans un vilain petit tramway qui nous fit passer la frontière. Il neigeait en abondance, et la neige feutrait tous les bruits, mettait un grand calme, une magie dans l’air. Je crois qu’il n’y eut pas dans notre convoi de cœur si angoissé que cette heure n’ait desserré. Nos petits garçons s’étaient réunis sur la plate-forme du tramway et leurs figures excitées paraissaient très roses dans les tourbillons blancs. Dès que les maisons d’Annemasse furent en vue, ils se mirent à chanter la Marseillaise, tous ensemble, à voix aiguë. Ce fut une minute de ravissement. La Marseillaise ! Comment la savaient-ils, ces petits garçons de dix ans, de huit ans, qui depuis deux ans et demi avaient vécu sous l’oppression allemande ? Ah ! c’était beau, tu sais ! On se sentait comme une rivière gelée qui au printemps se remet à courir...

Je pris le train, le soir, avec Danielle, le train de Paris. Je n’avais pas la force de rien penser. Un seul mot battait en moi comme une cloche et vibrait jusqu’au bout de mes doigts : Demain ! Demain !

... La petite Nise, le visage tourné vers le feu avait un regard absorbé comme quelqu’un qui contemple attentivement la profondeur d’un grand trou...

— Voilà, dit-elle... nous étions arrivées à Paris ! Je me suis fait mener à ce petit hôtel où j’étais descendue avec maman toutes les fois que nous étions venues voir Max : je n’en connaissais pas d’autre. A mesure que l’heure approchait où j’allais être fixée sur le sort de Philippe, j’étais prise de peur. De loin, je te l’ai dit, depuis longtemps je n’avais pas vraiment douté. Le sentiment de sa vie m’obsédait trop. Mais au dernier moment, la foi me manquait. J’étais comme on dit que sont les somnambules quand on les réveille brusquement au milieu d’une action dangereuse. N’est-ce pas ? elles ont le vertige tout d’un coup et quelquefois elles tombent. L’excès de fatigue me laissait l’esprit inerte : je me retrouvais dans cet hôtel où j’avais vu maman.