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chambre. Maman les avait toujours impressionnées. Maman leur fit un signe de la main pour leur demander de s’agenouiller, et la cérémonie commença. L’énergie de maman nous dominait à tel point qu’aucune de nous ne pleura. Je sentais dans mon cœur une force qui me venait entièrement d’elle. Quand ce fut fini, elle appela mes cousines, et l’une après l’autre, elle les attira vers son lit pour les embrasser. Elle dit : « Adieu, mes bonnes amies, merci de votre affection. »

Cousine Agathe dit : « Ne te tourmente pas pour Denise. » Mais maman ne souhaitait pas que j’allasse vivre chez nos cousines, — « l’ombre, et l’ombre de l’ombre, » — comme elle les appelait autrefois, avec la triste et indulgente ironie de son sourire ; — elle répondit nettement : « Je la confie au bon Dieu. Elle va tâcher d’aller à Paris retrouver son fiancé. »

Ce fut le lendemain vers cinq heures du soir que je perdis maman. Pendant toute la dernière journée, elle ne dit presque plus rien, mais, quand je m’agenouillais près d’elle, sa main me bénissait. Son agonie fut très calme et j’ai eu cette consolation de la voir délivrée de la souffrance avant qu’elle le fût de son corps. Aussitôt qu’elle eut rendu le dernier soupir, ses traits se fixèrent dans une beauté presque effrayante. Elle n’avait pas cet air étranger qui m’avait donné de telles angoisses, — non, elle était elle-même, magnifique et intelligible. Son visage exprimait la somme de sa vie avec une hauteur, une tristesse, une sévérité, une paix dont j’étais confondue et comme glacée. Je restai près d’elle jusqu’à minuit. Une dernière fois, j’avais placé le lumignon à la tête du lit pour la contempler dans la douloureuse lumière de tant de veilles, — d’une contemplation que j’eusse voulu faire pénétrer, par delà l’heure présente, jusqu’à l’extrémité de ma propre vie.

A minuit, Danielle, les yeux rouges de larmes, vint me remplacer à notre prie-Dieu, — et je passai dans ma chambre. La tête me tournait ; j’avais besoin d’air. J’ouvris la fenêtre et sortis sur le balcon. Adrienne, comment te dirai-je ce que fut cette heure-là, cette honte de ma vie ? Je respirai comme on boit quand on sèche de soif. Il avait plu dans la journée ; l’air était léger, lavé. Une odeur humide et un peu amère se dégageait des feuilles mortes et du lierre et des dernières roses suspendues à la grille du balcon. Dans un abime de bleu pur je voyais les étoiles briller à travers le feuillage déjà bien éclairci