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qu’il s’était évadé depuis plusieurs jours et qu’on avait des raisons de croire au succès de son entreprise. Ensuite, nous ne reçûmes plus aucune nouvelle. Maman, qui était fière de cette action, mais qui en ressentait une terrible angoisse, tomba plus malade. J’avais demandé à Jean de se tenir, s’il était possible, en communication avec Philippe et de me transmettre des nouvelles. Deux fois dans l’hiver, il m’avait écrit : « Philippe va bien. « Après son évasion, le seul fil qui me rattachât à l’existence visible de mon fiancé fut rompu. Je n’avais plus de contact avec Philippe que dans l’invisible. Je continuai de vivre en l’évoquant à toute heure. — Sa pensée était mon seul recours, car je ne priais guère dans ce temps-là. Et, de même que je le sentais incorporel près de moi, il me semblait quelquefois perdre le poids, la substance de mon corps et me fondre en lui.

L’été fut très dur ; les crises de douleur revinrent plus cruelles que jamais. Maman était vraiment rongée par sa plaie, qui s’agrandissait d’une manière effrayante. Elle avait alors constamment ce regard pâli dont je te parlais tout à l’heure et où je ne reconnaissais plus sa personnalité : un regard anxieux et froid qui avait l’air de venir d’une autre âme. Cela t’étonnera peut-être ; mais je te dirai que de tout ce que j’ai souffert par la maladie de maman, le plus intolérable, c’était de lui voir ce regard.

Vers le milieu de septembre, il y eut un brusque changement et, quoique les douleurs se fussent apaisées, je compris qu’elle était beaucoup plus malade. Le major Gottfried me dit que la fin était proche. Elle eut un dernier chagrin : c’est à peu près à ce moment que le malheureux petit Julien, comme je te le disais tout à l’heure, après avoir été deux jours attaché au poteau, s’en est allé travailler aux tranchées des Allemands. Elle le sut, et je vis se peindre sur son visage un degré de tristesse qui appelait la mort. Elle ne souffrait plus que par passages ; mais elle était très faible et presque méconnaissable. Je passais mes journées entières près de son lit dans une oppression que je ne soulageais qu’en prononçant tout bas le nom de mon fiancé. Pendant des heures quelquefois, elle restait immobile, ne me demandant rien. Je ne savais pas si elle sommeillait ou si elle s’absorbait dans ses pensées. La profondeur de ses orbites était effrayante à voir. Une fois, en ouvrant ses pauvres yeux que les paupières ne découvraient plus tout à fait,