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les nuits où elle gémissait à voix étouffée, dans le fond de cette chambre qui me semblait grande et noire comme une église... je chavirais dans un infini de tristesse. Alors je pris l’habitude de penser à Philippe comme s’il était là, dans la chambre voisine, et plus tard comme s’il était plus près encore, tout à côté de moi. Je le situais dans la pièce, je savais de quel côté il aurait fallu tourner la tête pour le voir, ou tendre la main pour le toucher. Cela me devint un secours, et quelquefois une espèce d’ivresse. Je te dirai une chose étrange, Adrienne ; c’est que, depuis la lettre de Jean qui nous annonçait à la fois la mort de Max et que Philippe au mois d’octobre 1915 était sain et sauf, je ne pensais plus jamais à la possibilité que Philippe fût tué. Du moins j’y pensais, mais l’idée ne prenait pas de réalité pour moi ; elle ne m’émouvait même plus après m’avoir torturée la première année. Il me semblait que le destin avait été éprouvé, qu’il avait donné une réponse sûre. C’était fini. Je pensais de plus en plus à mon avenir et je me livrais à une vie de rêve qui se développait dans les interminables noirceurs de l’hiver, et m’était comme un philtre pour me donner la force de traverser l’autre.

Maman était soignée par le major allemand, le petit Dr Lucius Godfried, qui avait fait son diagnostic. Il venait à la maison tous les cinq ou six jours à midi en quittant son service, toujours en uniforme, empestant l’éther et l’acide phénique. C’était un petit homme trop malingre pour faire du service au front, un petit jeunet, blond et barbu, un peu voûté, avec une figure inquiète et des yeux clignotans. Nous l’avons toujours trouvé attentif et très poli. Il avait une grande admiration pour maman à cause de son calme et de son courage. Il me disait quelquefois en sortant de sa chambre : Sie ist doch wunderbar die gnädige Frau ! Quelquefois il m’a vue pleurer ; alors il me regardait d’un air navré, il baissait et secouait la tête en répétant : Ach’ Fraulein, ich weiss ; es ist schrecklich. Cette affreuse maladie l’impressionnait vraiment : il avait vu quelqu’un de sa famille, — une tante qui l’avait élevé, m’a-t-il dit, — mourir ainsi. Il s’est donné bien du mal pour nous avoir de la morphine : ce n’était pas facile, les pharmaciens n’en vendaient plus et il y a eu bien des semaines où nous en avons manqué. Pauvre maman, quelles semaines ! J’ai passé des jours et des jours à espérer l’instant où je lui reverrais un sourire ! Ses