Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 40.djvu/321

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hors la ville, tout nus, jour après jour, parce qu’ils refusent le travail. On les attache avec des fils de fer barbelés, — ils saignent dans le froid, l’hiver, et l’été au grand soleil, piqués par les taons. Un jour on nous en a ramené un à Vouziers qui délirait, frappé d’insolation. Il y en a qui cèdent ; j’en ai vu qui s’en allaient en file, tête basse, la pioche sur l’épaule. Nous savions qu’on les emmenait aux tranchées. Tu te rappelles ce petit Julien que nous aimions tant, le fils de notre jardinier ? Il y est allé...

— Mon Dieu, Denise ! mais c’est horrible !

— Oh ! oui ! Oh ! c’est une abomination de tous les jours. Ces gens-là marcheraient sur le Christ en croix. Ils détruisent tout ce qu’on aime. Nos forêts, tiens, les forêts de notre pays, sont toutes rasées, nous les avons vues passer en camions sous nos fenêtres. Elles aussi elles allaient à leurs tranchées ! Pour les abattre, ils emploient des prisonniers belges et russes qu’ils laissent dépérir de faim. Tout leur est machine. Eux-mêmes fonctionnent comme des pièces d’une machine énorme. Le plus étonnant, c’est que, pris en particulier, souvent les soldats ne sont pas méchans. Mais ils font partie de la machine » et cela rend tout possible. Imagine cela, nos vieilles forêts tondues par ces troupeaux d’affamés ! Les gens de chez nous partageraient volontiers leur pain avec ces malheureux. C’est une horreur, tu sais, de voir des gens qui souffrent de la faim ; ils prennent des expressions effrayantes qui ne vous laissent plus de repos, — surtout ces Russes que nous ne comprenons pas et qui n’ont que leur regard ! Les Allemands défendent qu’on leur donne quoi que ce soit : pour un morceau de pain tendu à un prisonnier on paye une amende, — assez grosse pour ne pas pouvoir souvent recommencer ! Et il y a eu les déportations de jeunes filles pour le travail des champs. Les journaux en ont souvent parlé ici, n’est-ce pas ? On est venu chez nous pour chercher s’il y avait quelqu’un à prendre. On m’a laissée à cause de maman qui était si malade ; — du reste je crois que de toute façon, on ne m’aurait pas trouvée assez robuste, — mais bien d’autres sont parties ! C’était l’été dernier ; depuis, les familles ont reçu de leurs nouvelles deux ou trois fois, pas plus, et on ne sait pas comment ces malheureuses sont traitées, ni quand elles reviendront.