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On est plus heureux et plus calme à vingt ans qu’à seize. Mais dans l’âge nouveau, les traits inaltérés de l’enfance apparaissaient plus purs. On sentait dans tout son être une irrémédiable sincérité, une naïveté que la vie ne changerait pas, quelque chose d’humble, de réfractaire à toute prétention et même à toute élégance, quelque chose d’aérien et de sauvage, quelque chose de passionné. A côté d’elle, des filles plus jolies et mieux faites semblaient vulgaires ; les petitesses cachées devenaient sensibles.

Adrienne était arrivée au bout du petit paquet de photographies ; elle tenait la dernière dans sa main. Elle l’avait prise elle-même, elle s’en souvenait bien, dans le jardin de Mme Huleau pendant une courte visite qu’elle faisait à Vouziers au retour de son voyage de noces. La petite feuille était encore toute fraîche... Pourtant, ce printemps de 1914, comme c’était loin ! Denise avait vingt-quatre ans ; elle était fiancée depuis trois mois, elle devait se marier à l’automne, aussitôt que son fiancé, professeur de philosophie dans un lycée de Paris et qui préparait le doctorat, aurait achevé d’écrire sa petite thèse. Il était venu passer auprès d’elle les congés de la Pentecôte. Adrienne avait été invitée pour faire sa connaissance. On avait pris le thé dans le jardin qu’embaumaient les seringas. « Sais-tu qu’il est exquis ? » avait-elle dit à Denise au tournant d’une allée. C’était un grand jeune homme, mince, qui avait un beau front élevé, une figure tout en hauteur, des yeux gris légèrement inégaux dans de profonds orbites, des moustaches et une petite barbe châtain doré entre lesquelles on voyait la lèvre inférieure, fine et vivement colorée. Ses mains étaient longues et noueuses. Il parlait d’une voix scandée, un peu âpre, qui se faisait quelquefois très caressante. « Denise, disait-il en souriant avec l’air d’un homme perdu dans un rêve d’opium, promettez-moi que nous ne passerons jamais la Pentecôte ailleurs qu’à Vouziers. »

C’était un ami de Max Huleau, alors élève de troisième année à l’Ecole normale. Il s’appelait Philippe Brunel. Denise l’avait connu au cours d’un séjour à Paris où sa mère l’emmenait quelquefois voir son frère. Au séjour suivant, les deux jeunes gens s’étaient fiancés.

Ils étaient là, tous les deux sur la petite feuille encore fraîche et luisante, couple fluet dans la moiteur d’un jour de juin. Ils avaient un aspect irréel, — on n’aurait su dire pourquoi,