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douceur profonde. Elle avait de petites mains fiévreuses, toujours chaudes, égratignées par les chats. La raisonnable Adrienne éprouvait tant d’attrait pour ces petites mains que souvent, pendant l’étude, elle les cherchait sous le pupitre voisin et leur abandonnait la sienne...

A seize ans, Denise avait été prise de la fièvre typhoïde et était restée un mois en danger. Au couvent, on avait beaucoup prié pour elle. Dès qu’elle n’était plus là, chacun sentait le besoin qu’on avait de sa présence, de son charme humble et ardent, de sa douceur faible, de ses grands yeux où les événemens quotidiens se coloraient d’une manière imprévue. Quand Denise n’y venait plus, les leçons de littérature n’étaient pas moins intéressantes, ni le jeu de barres moins animé, ni le chant du salut à la chapelle moins pieux. Mais c’est au fond de soi-même que l’on sentait manquer quelque chose d’indéfinissable, comme si toute la série bien rythmée des heures se déroulait sur un fond d’ennui. Adrienne se rappelait la classe de seconde consacrant ses récréations à réciter le chapelet, sous les acacias du jardin, pour la guérison de la petite Nise. Pendant longtemps, l’idée de fièvre typhoïde était restée associée pour elle à l’odeur des grappes molles que le souffle de juin balançait au-dessus de la procession.

A la rentrée d’octobre, Nise était revenue changée, grandie d’un seul jet, avec des cheveux courts qui faisaient un désordre soyeux sur sa tête. Elle avait l’air perdu, comme si son âme d’enfant ne pouvait pas s’accommoder de ce corps transformé, allongé, alangui. Elle s’abandonnait à des crises de larmes, en pleine classe, sans aucun instinct de cacher ses peines comme font les grandes personnes. A cette époque, un sentiment passionné qu’elle éprouvait pour la maîtresse d’études épuisait les forces de son être en désarroi. Quand la jeune Mère Perpétue, — droite comme un cierge, — la tête haute et souriante, la démarche invariablement calme, venait prendre la garde de l’étude ou de la récréation, on voyait Denise Huleau rougir et se troubler. Plusieurs de ses compagnes, en l’observant à de tels momens, avaient senti leur curiosité demi-moqueuse se muer en une étrange émotion : le visage malheureux et ravi de la petite Nise exerçait un magnétisme, Adrienne s’attardait dans la nuit froide et silencieuse à cette évocation de souvenirs, les chauds souvenirs de la prime jeunesse, de l’éclosion. Par