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grande maison malodorante où l’on apprend à connaître d’une façon si amèrement détaillée la douleur, la patience, la solitude, l’humilité. Le médecin-chef devait amputer demain un de ses malades. Elle pensait à l’innocente figure de petit paysan qui venait encore de lui sourire sur l’oreiller, puis au vide qu’il y aurait, dans quelques heures, à la place du pauvre membre qu’elle avait longtemps soigné. Cela ne se supportait pas facilement ! Elle pressait le pas : « C’est incroyable, se disait-elle, que je n’aie jamais pu m’habituer à ces amputations ! »

Le Luxembourg était si beau qu’arrivée au bord de la terrasse, au lieu d’en descendre les marches, elle alla s’appuyer à la balustrade, derrière laquelle s’alignent les romantiques reines de France. Elle reposa son regard sur le grand cercle désert étendu à ses pieds entre les deux terrasses. Le sol avait cette nuance presque invisible, ce gris si pâle des fortes gelées. Les marronniers d’en face entrelaçaient leurs brunes ramures contre le ciel couleur de lilas. A droite, les vieux platanes s’échevelaient plus haut dans l’infini de l’azur cendré. C’était ce soir mystérieux qui revient, fidèle et furtif, une fois chaque année au penchant de l’hiver, ce soir léger, ce soir transparent qu’on reconnaît soudain comme un parfum et qui vous fait dire avec un délicieux étonnement : « Ah ! comme les jours allongent ! » L’heure nouvelle conquise sur la nuit de l’hiver parut suave à la jeune femme dont le cœur vivait depuis longtemps d’attente et d’espérance. Elle évoqua son mari, — l’hôpital recula vers d’indifférens lointains. L’absent était là ; elle s’appuyait à son épaule... Elle goûta une seconde d’illusion fraîche et surprenante comme à l’assoiffé qui se penche sur un puits l’odeur de l’eau. Elle serra les dents et se redit l’acte de foi quotidien que cette grise lueur du premier printemps rendit plus intense : « Il me reviendra. »

Une femme en deuil, conduisant par la main un petit garçon, apparut du côté des grands platanes. La solitude était si complète que tout de suite Mme Estier remarqua le petit groupe. Les deux silhouettes, nettement détachées sur le sol blafard, lui produisirent une impression de mélancolie. Que tout le monde avait donc l’air chétif et triste dans ce froid ! Elle les suivit vaguement des yeux jusqu’au bord du bassin où elles s’arrêtèrent devant la flexible aigrette de cristal. Alors, sans savoir pourquoi,. Mme Estier se mit à penser à Vouziers où