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RÉCITS DE L’INVASION

I
L’OUBLIÉE [1]

Mme Estier rentrait de l’hôpital en traversant le Luxembourg. Il était rare qu’elle fût libre assez tôt pour goûter ce plaisir, et il lui était plus habituel de gagner la rue de Fleurus à la nuit noire, en contournant les grilles du jardin clos. C’était un soir rose et glacé de la première semaine de février ; le jet d’eau qui fusait d’un pilier de glace dispersait dans la solitude enchantée du crépuscule son bruissant cristal. Une lune bleuâtre, phosphorescente à peine, montait au-dessus de la terrasse en demi-cercle couronnée de marronniers. Mme Estier, enveloppée jusqu’au menton dans sa jaquette de fourrure, marchait d’un pas allègre. Après la journée de travail chaude, heurtée, bourdonnante, elle avançait les joues roses, la bouche entr’ouverte et voilée de vapeur, dans l’air froid qui faisait bleuir les visages moins jeunes et se recroqueviller les corps moins actifs. Elle jouissait physiquement de cet air dur et pur et de sa propre vigueur qu’une marche rapide et bien rythmée reposait des fatigues du jour, mais c’était sans y faire attention. L’hôpital peuplait encore son esprit ; elle emportait avec elle, dans les oreilles, dans les narines, l’atmosphère de la

  1. Copyright by Camille Mayran.