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cabarets borgnes, semblent appartenir exclusivement à l’armée d’Orient et à l’armée d’Afrique. Messieurs les Sénégalais s’y pavanent, par petits groupes conquérans au milieu des turcos, des tirailleurs, des spahis, fiers de leurs manteaux rouges, de leurs chamarres et de leurs belles bottes. De jeunes officiers indigènes y viennent aussi étaler avec complaisance les cuirs jaunes de leurs ceinturons et de leurs molletières. Quelques fantassins italiens en uniforme gris-vert, des fils adoptifs de Marseille, exhibent, çà et là, les étoiles nickelées de leurs collets. Mais c’est le Croissant qui triomphe sur la plupart des coiffures militaires, képis, tarbouches, et chéchias, — le croissant de la vieille Afrique phénicienne, à qui l’Islam l’a dérobé. Toute cette soldatesque, qui fait sonner ses souliers ferrés sur les pavés gras de la Vieille-Ville, tous ces jeunes gars au teint d’ébène et aux yeux de gazelle sont des enfans de la Déesse lunaire, celle qui s’intitulait « la Reine des choses humides, » — la Rabbetna, qui dilate les pupilles des chats, qui gonfle les coquillages et qui putréfie les cadavres...

Cette Reine humide et méphitique, maîtresse des germes et des pourritures, on dirait qu’elle a élu domicile ici, comme en une colonie de son choix, à cause de la véhémence des odeurs, du foisonnement de l’ordure, et, si l’on peut dire, de l’invraisemblable splendeur de l’immondice. Tous les habitans de ce quartier semblent d’ailleurs se porter à merveille. De même qu’en Orient, la virulence de la saleté tue le microbe. Mais cette invasion d’Africains et d’Orientaux a produit, dans ces ruelles qui sont comme des égouts à ciel ouvert, une telle recrudescence de gadoue, de détritus et d’épluchures, que, pris de découragement devant l’opulence des tas, les services municipaux rendent leurs balais.

Pour oublier cette pestilence et le délabrement farouche de ce quartier, je cherche vainement un endroit propre, une silhouette de bâtisse qui n’attriste pas mes yeux. Je salue au passage, près de l’Hôtel de Ville, la Maison aux Chimères, avec son portail de la Renaissance, et la sombre Maison de Diamant qu’autrefois j’ai chantée, et, sur la place des Accouls, ce bel hôtel Louis XVI, dont on a fait un local administratif. Mais de sordides voisinages vous gâtent ces beaux profils architecturaux. Seule une église peut purifier et ennoblir une telle atmosphère. J’entre dans la première qui s’offre. C’est une vaste chapelle en