Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 40.djvu/290

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

O mère, bénis-moi : je pars vers l’avenir.
Pour me voir plus longtemps, gravis ces hautes roches.
Quelqu’un m’appelle au loin, je pars, les temps sont proches.
Baise au front le héros que je vais devenir !


Ce qu’il y a d’étonnant dans ces vers de jeunesse, dont les plus récens datent de vingt ans au moins, — ces vers enivrés, comme gonflés de force et délirans de joie, — c’est le perpétuel pressentiment du départ tragique, de la guerre inévitable. Lorsqu’elle fut déclarée, Gasquet me dit simplement ce mot : « Enfin ! » Et je le vis partir en effet pour ce grand départ depuis si longtemps pressenti, lui, simple caporal aux tempes déjà grises, avec les territoriaux de son escouade. Sain et sauf par miracle, nommé porte-drapeau à cause de sa bravoure et de son ascendant sur ses hommes, il a subi plusieurs saisons dans les tranchées de Lorraine. Au lendemain d’une longue convalescence, il m’écrivait cette lettre, la dernière que j’aie reçue de lui : « J’ai repris ma vie guerrière. Je puis passer des nuits à l’affût dans la neige, courir par des sentiers gelés, monter à cheval... Par exemple, il fait un froid terrible, 14 au-dessous de zéro, mais nos hommes préfèrent ce gel à la boue et aux pluies. Ils sont étonnans de tranquille endurance. Nous sommes en pleine Argonne, dans des vallons neigeux, boisés, tout déchiquetés par la guerre de mines, les torpilles et les obus. C’est une guerre toute nouvelle pour nous. On s’y fait vite : il y a du soleil, c’est l’essentiel ! »

Les autres, ses compagnons de jeunesse, ses camarades de collège, ses émules en poésie, ses cadets et ses disciples, communient-ils avec lui dans cette confiance, dans cette joie indéfectible ? Ce qu’il y a de certain, c’est que beaucoup sont morts devant l’ennemi, comme les Lionel Des Rieux, les Léo Latil, et combien de jeunes Marseillais et Provençaux plus obscurs ! Beaucoup aussi ont donné leurs enfans, comme le poète Paul Souchon, mobilisé à quarante-deux ans avec ses deux fils : le plus jeune, un adolescent aux yeux de pervenche et au front déjà pensif, est tombé sous les balles allemandes. Parcourez maintenant la région : presque tous les foyers sont en deuil. Dans un petit village près de Gardanne, un vieil homme me disait qu’il y a déjà cinquante morts. Ces Provençaux ont su noblement mourir. Pourtant, leurs aînés avaient rêvé pour eux