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somnolente ?... Pourtant, l’assaut recommence, l’effraction violente des portières, dont les loquets se rabattent, au milieu d’une clameur nouvelle, qui s’enfle, qui s’engouffre sous le hall, comme un grand vent farouche sorti de toutes ces bouches et de toutes ces poitrines d’ouvriers et de soldats. D’autres trains croisent le nôtre. Des figures bouffies et hagardes de dormeurs mal éveillés surgissent aux portières, derrière les vitres bruyamment baissées ; des visages de toute couleur, des uniformes de tous pays, puis des chevaux, des mulets, des bêtes et des hommes venus de l’autre bout de la planète, Hindous, Sénégalais, Australiens, Canadiens. Dans la stupeur soudaine du sursaut, les yeux s’affrontent, se scrutent intensément au passage, comme s’ils cherchaient à saisir on ne sait quel secret. Oui ! pourquoi est-on là ? Pourquoi cette rencontre trépidante et brève dans la nuit, cette confrontation inattendue, entre tant de gens qui s’ignoraient, qui se trouvent jetés, brusquement, face à face, pendant une minute, et qui ne se reverront plus jamais ? Où court-on ? Où s’en va-t-on ainsi, dans les ténèbres et dans l’inconnu, — vers quelle tragique aventure ?...

Dehors, sur le terre-plein de la gare, dans la lueur mourante des lampes électriques très espacées, l’agitation se calme, devient presque indistincte. Le flot des voyageurs qui descendent n’est rien à côté de ceux qui partent. Plus loin, l’obscurité est presque complète. Les boulevards en zigzag qui montent vers la station sont à peu près déserts. Les hôtels et les bars ont éteint leurs feux. Les platanes en bordure, vaguement éclairés par de rares becs de gaz, projettent leur ombre sur les façades des maisons hermétiquement closes et sur les hautes portes de chêne des huileries et des chais. C’est le silence d’une petite ville provinciale après le couvre-feu.

Et puis, à mesure qu’on se rapproche des Capucines et des Allées de Meilhan, voici que la rumeur de foule reprend, comme sur les quais de la gare. Cependant, on ne distingue rien, tout est dans le noir. A la croisée de la Cannebière et du Cours Belsunce, la longue voie montante, qui se développe entre la Colonne de Castellane et la Porte d’Aix, et qui perce d’une vague trouée rectiligne la masse confuse des ténèbres, semble une tranchée de voie ferrée dans une région montagneuse. Le plein cintre de l’arc de triomphe baille sur le ciel nocturne comme la bouche d’ombre d’un tunnel. Mais autour de vous, la rumeur