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une bande de petites bonnes foréziennes et dauphinoises qui ont servi, tout l’hiver, dans les hôtels de la Riviéra, et qui s’en retournent, comme les matelots, au pays, la saison étant close. Des bourgeoises, hiverneuses, femmes d’officiers, leur font vis-à-vis : toutes les classes sont confondues, il n’y a plus de classes. Ou plutôt, il n’y a plus qu’une classe, image officielle de la nation une et indivisible devant l’ennemi... On roule dans le noir et la chaleur. Il est dix heures du soir. Le train a du retard, et l’on s’arrête aux moindres stations, où l’on continue à embarquer du monde, toujours des permissionnaires, qui s’empilent comme ils peuvent dans les recoins ou les réduits encore libres. On n’ose plus se demander quand on arrivera, tant cela traîne, tant le trajet parait devoir être interminable. On s’impatiente, on s’énerve dans l’air orageux et suffocant. Alors les petites bonnes de Saint-Etienne et de Saint-Marcellin, pour tuer le temps, tirent des cahiers de chansons de leurs sacs à main, et se mettent à chanter le Poilu de Verdun, ou le Fusilier de l’Yser... Immédiatement, les énergies se raniment : des voix, des chœurs répondent dans les autres compartimens, dans les voitures voisines, d’un bout à l’autre du convoi, — et la hurlée formidable, couvrant presque le bruit des roues, nous donne la sensation plus dense, plus oppressante de l’énorme foule, qui roule avec nous dans la nuit et la fumée...

Enfin, nous traversons la banlieue marseillaise. A mesure que nous approchons de la gare Saint-Charles, une rumeur sourde, de plus en plus perceptible, semble venir au-devant de notre convoi plein de clameurs et de tumulte. Le train se ralentit toujours, les feux de la voie se précisent et se multiplient. Voici l’arche immense du hall qui s’ouvre là-bas, dans la pénombre, comme une caverne fourmillante et confuse. Une mer humaine encombre les quais. Accroupis sur leurs talons, à la mode orientale et africaine, des milliers de travailleurs algériens et marocains attendent d’être embarqués à leur tour vers des directions mystérieuses. Et, tandis que le train s’enfonce sous la haute nef métallique, on voit s’incliner et onduler sans fin les rouges chéchias, comme des myriades de coquelicots dans un champ crépusculaire. Serrés les uns contre les autres à ne pouvoir bouger, comment vont-ils trouver place dans ce convoi déjà si encombré, si alourdi de chair lasse et