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attrayante. Le National accepterait une collaboration quasi régulière de l’auteur de Lucie. Mais le directeur du National est Armand Marrast : Comte est jaloux d’Armand Marrast ; Comte n’aide pas du tout Clotilde à écrire pour le National. Clotilde a un médecin qui l’a toujours soignée. C’est le médecin de la famille. Mais il est amoureux, dit-on, de Clotilde. Et Comte réussit à écarter ce prétendu rival, qui en outre a l’inconvénient d’être le médecin de la famille Marie, de n’être pas le médecin de M. Comte. Il impose le médecin de son choix. Et les documens que M. Charles de Rouvre a pu assembler donnent à supposer que le premier médecin soignait Clotilde le mieux du monde ; le second, très mal. Comte paraît l’avoir reconnu tardivement. Il y eut de cruels démêlés entre la famille Marie et Auguste Comte ; il y eut des querelles auprès du lit de la mourante, blanche, belle et silencieuse, l’âme déjà retirée d’ici -bas.

Qui a eu tort ? Comte plus que personne. Mais principalement il a eu tort d’aimer, et d’aimer Mme de Vaux, qui n’était pas destinée à lui et qui surtout n’était pas destinée par sa nature à être une Béatrice. Intelligente et si gaie de cœur et d’esprit, délicate de sentiment, habile à trouver de jolis mots pour son émoi, étrangère à la philosophie, elle n’était pas prête au sort bizarre que la passion d’Auguste Comte lui infligeait. Et Béatrice, quand elle devint la Théologie, par la volonté impérieuse de Dante Alighieri, c’est qu’elle était morte. Clotilde aussi, ce ne fut que la mort qui lui donna cette docilité aux vœux d’Auguste Comte, cette douceur indifférente qui la fit devenir, dans la sociologie et dans la mystique de l’Humanité, la Vierge-Mère.

La passion d’Auguste Comte pour Mme de Vaux a été despotique. Elle a torturé la bien-aimée. Elle n’a pas moins torturé l’amoureux. Il a prodigieusement souffert. Il a commis la désolante faute de ne se point sacrifier. S’il avait à la vérité aimé Clotilde autant qu’il a été amoureux d’elle, eût-il souffert davantage ? du moins, il eût épargné une âme innocente. lia été, plus que déraisonnable, impitoyable, et pour lui-même. Avec tout son génie. Comte a fait de son amour une calamité. Peut-être l’amour veut-il plus de simplicité ; peut-être l’amour ne veut-il pas être mêlé de génie ; peut-être l’amour ne veut-il aucun mélange de ce qui n’est pas lui et naïvement lui.


ANDRE BEAUNIER.