Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 40.djvu/229

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il entend payer Mme de Vaux de pareille monnaie. J’aime un autre homme ! a dit Mme de Vaux. J’ai été fou ! réplique M. Comte ; fou, pendant la majeure partie de l’année 1826. « Comme la plénitude de votre confiance doit provoquer la mienne, je compléterai cette indication par un aveu que je n’ai jamais livré à mes plus intimes amis : durant la convalescence de cette horrible maladie, je fus malgré moi retiré de la Seine... » Auguste Comte et Mme de Vaux sont-ils à deux de jeu, après cet échange de lettres ? Mme de Vaux a dit à Comte : ne me regrettez pas ; si je vous aimais, je ne serais pas plus à vous que je ne suis à l’homme que j’aime. Et Comte à Mme de Vaux : ne me regrettez pas ; je suis un fou. Seulement, Comte, le récit de sa folie ne lui sert point à mettre l’impossibilité entre Clotilde et lui. Tout au contraire, il utilisera le souvenir et la menace de sa folie pour attendrir sa bien-aimée. Prenez garde à mon cerveau, qui est sublime et qui n’est pas solide ! ce sera désormais son argument perpétuel. Faute d’avoir séduit le cœur et l’imagination de Clotilde, le fou d’hier et d’après-demain s’efforcera de l’apitoyer. Et avec quelle insistance ! Il y a des momens où Clotilde succombe à la torture. Une fois, ce cri de souffrance lui échappe : « Épargnez-moi les émotions, comme je désire vous les éviter : je ne sens pas moins vivement que vous. » Hélas ! il faut qu’elle se rappelle à M. Comte, et lui rappelle qu’elle a une âme susceptible de douleur. M. Comte n’y pensait plus ! Et il n’entendra pas ce cri de souffrance : il ne songe qu’à lui. A lui et à l’humanité ; à lui et à l’homme qui mène l’humanité : c’est toujours lui. Mme de Vaux aura beau lui donner, avec une discrétion parfaite, le signe d’être là, terriblement alarmée, accablée, déchirée par lui : « Dans mon ouvrage fondamental... » répond-il. Ou bien : « Après avoir jadis conçu toutes les idées humaines, il faut maintenant que j’éprouve tous les sentimens... » Et, Clotilde, c’est votre affaire !... Ou bien : « Une expansion habituelle de nos principales émotions, surtout de la plus décisive et la plus douce à la fois, devient donc autant indispensable aujourd’hui à mon second grand ouvrage que mon ancienne préparation mentale dut d’abord l’être au premier... » Conclusion : « J’espère que, d’après ces aperçus, vous ne pouvez conserver aucun doute essentiel sur l’heureuse efficacité philosophique que j’attends de votre éternelle amitié. » Allons, Clotilde, c’est pour la philosophie ; et c’est pour l’humanité !... « Mon organisme a reçu, d’une tendre mère, certaines cordes intimes, éminemment féminines, qui n’ont pu encore assez vibrer, faute d’avoir été convenablement ébranlées. » Or, pour le premier volume, essentiellement logique, il n’avait