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d’homme ! et quelle idée de s’adresser, pour de telles confidences et pour les protestations de son fier émoi, précisément à cette abandonnée, laquelle ne lui demande rien de ce genre et lui demande tout au plus de quoi ne pas mourir de faim ! Mais il a résolu de donner à ses amours une « publicité » remarquable et juge opportun, décent même, d’en informer Caroline.

A la première rencontre, il a trouvé Clotilde ravissante : elle l’a trouvé très laid. Et il n’y a nulle apparence qu’une liaison s’établisse entre ces deux êtres. Mme Marie la mère ne le redoutait pas. Elle écrira ensuite : « Plus d’une chose devait me rassurer. Il était ennuyeux et profondément raisonneur ; ma fille était gaie, aimait à rire : je pensais que, quand elle aurait assez ri à ses dépens, tout serait fini... » Clotilde, pareillement, ne s’attendait à rien d’autre. Elles ignoraient, la mère et la fille, l’acharnement du philosophe et son adresse de volonté. Dès le premier jour, il a décidé d’être aimé d’elle ou, du moins, de l’annexer à son amour. Il ne doute pas un instant d’y parvenir ; et, pour y parvenir, il ne ménagera ni l’énergie imposante, ni les stratagèmes subtils. Sa confiance lui vient de son amour et, il faut l’avouer, d’une certaine ingénuité d’amour qui fait que, d’une manière assez touchante, il n’admet pas de tant aimer sans être aimé. Sa confiance lui vient aussi d’un orgueil immense et qui fait qu’il ne conçoit pas la possibilité d’être M. Comte sans qu’une femme qu’il adore l’aime aussi, trop heureuse d’avoir été distinguée par le plus grand homme de tous les temps et de tous les pays. En outre, il est un réformateur, il est le législateur de l’humanité ; formuler des lois vous mène à supposer que l’on gouverne : et le maître de l’humanité n’imagine pas qu’une petite Mme de Vaux, née Marie, compte lui résister. Ces diverses considérations l’empêchent de s’attarder aux intentions de Clotilde, qui ne sont pas du tout les siennes. Et il adore cette jeune femme ; mais il ne l’a point consultée.

Il commença par aguicher l’esprit de Clotilde, s’occupa de ses lectures, la pria de lire Fielding et lui prêta les trois doubles volumes de Tom Jones. Clotilde répondit : « Vos bontés me rendent bien heureuse et bien fière, monsieur... Puisque votre supériorité ne vous empêche pas de vous faire tout à tous, je me réjouis de l’espérance de causer avec vous de ce petit chef-d’œuvre... » Il ne perd pas son temps. Il remercie du remerciement : « Combien je suis touché du précieux accueil dont vous daignez gratifier une légère marque d’attention que pouvait seule commander une opportunité