Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 40.djvu/218

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déverse sur l’infortuné Cordelier un torrent d’injures. Elle l’accuse de lâcheté, tout simplement. C’est un embusqué ! Mais oui. Il est bien tranquille, à l’arrière, dans la molle tiédeur de son hôpital ; il n’est pas exposé, il ne risque rien, et grâce à qui ? grâce à Louis de Génois qui, lui, se bat, qui fait face à l’ennemi, qui se conduit en héros, qui de sa poitrine fait un rempart aux inutiles et aux peureux, qui verse pour des tas de vieillards stupides son sang, son jeune sang ! Maintenant elle lit dans le jeu de son mari. L’hypocrite ! Sournoisement, il escomptait la mort de Génois ! Il séquestre une malheureuse femme ! etc. etc. Et elle sort, pareille à une furie.

Cordelier est atterré. Il sanglote dans les bras de sa mère. Son chagrin n’est pas, comme vous pourriez, croire, d’aimer encore une femme qui en aime un autre. Un dramaturge aussi expert que M. Bernstein se devait à lui-même de trouver autre chose, de plus singulier et de plus piquant. Voici le coup de surprise qu’il nous réservait. Cordelier sait que l’amant de sa femme est indigne d’elle, et c’est cela qui le torture. Il a pris ses informations sur Génois, comme doit le faire tout mari soucieux que sa femme place bien ses affections ; or ce Génois est un viveur qui a une autre maîtresse, elle aussi tout à fait indigne d’Edith, une femme des colonies, à qui il a laissé prendre les lettres d’Edith et qui les a vendues à Cordelier. Mme Cordelier mère et son fils tombent d’accord qu’en pareil cas un mari a le devoir d’avertir sa femme... Cette conversation d’un mari avec sa mère sur les garanties de moralité qu’offre l’amant de sa femme, n’est certes pas banale : on ne s’ennuie pas. Et elle n’est que la préface d’une autre, encore beaucoup plus surprenante. Car Edith revient, non pas calmée mais transfigurée ; — après la violence, l’extase ; — il faut lui pardonner ses paroles de tout à l’heure, il faut comprendre qu’elle aime en Génois le héros ; et quoi de plus beau au monde que cet amour où la tendresse d’une femme est le prix du sang héroïquement répandu ? Cordelier est de cet avis et convient que cela change du tout au tout la situation. Il estime qu’il serait coupable — coupable une fois de plus et de plus en plus coupable, — s’il touchait à un si bel amour. Il ne dira rien. Il laissera partir Edith. Il ne faut pas détruire de si nobles illusions. On ne doit pas tuer une âme... Nous sommes en pleine folie et je crois inutile de le démontrer. Mais le spectateur ne réfléchit pas. Il est gagné par la passion d’Edith et entraîné par le mouvement de la pièce. Secoué, bousculé, déconcerté, renversé, rudoyé et mené tambour battant, il écoute ces propos étranges dans un état de surexcitation nerveuse