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qu’aucun facteur de civilisation n’a touchés. Leurs villages restent isolés les uns des autres pendant la plus grande partie de l’année, et les hommes n’y ont de contact entre eux qu’à l’époque des foires où l’on s’en va vendre les peaux des animaux tués pendant l’hiver. Imaginez ces gens transportés tout à coup à la ville, à la caserne. Tout leur est un sujet d’étonnement, d’admiration ou de terreur. Le dernier des gradés leur apparaît comme une espèce de Dieu, omnipotent et omniscient. Ils ne manquent pas d’intelligence, mais tout concourt à les paralyser : leur vocabulaire, qui les sert mal, leurs gestes que la timidité rend gauches. Ils comprennent à peine les ordres qu’on leur donne, et Dieu sait comment ils les exécutent ! Une parole ou un geste de colère les terrorise et il faudrait être un ange pour rester calme auprès d’eux. Cependant, une fois le sentiment de terreur dompté, ils sont, comme les autres, capables de faire d’excellens soldats, mais aussi de se livrer aux pires fantaisies.

Donc, j’arrive à la caserne. J’entre au poste de la compagnie. Plusieurs gradés y sont réunis autour d’un praportchik. Une botte git sur le plancher, la tige fendue du haut en bas, avec un couteau. Le praportchik, furieux, gesticule et crie :

— En voilà une brute ! Fendre sa botte pour couper à l’exercice ! Et, en temps de guerre, encore ! Ah ! il va voir ! Il va voir !

Presque au même moment, on introduit le soldat.

— Te voilà ! brute ! triple brute ! crie l’officier.

Et, saisissant la botte par la tige, il en soufflette l’homme à droite, à gauche, encore et encore, jusqu’à ce que, fatigué, il jette la botte dans un coin :

— A présent, file !

Le soldat ne se fait pas répéter le commandement ; mais il n’a pas plutôt fait demi-tour qu’il reçoit dans le bas de son individu, un coup de pied solidement appliqué et qui l’envoie buter du nez contre la porte par laquelle il allait sortir.

J’avais assisté, muet, à toute la scène.

— Je vous demande pardon, mon cher, dit alors le jeune officier en se tournant vers moi ; mais que faire avec ces brutes ? Ma correction lui épargne quelque chose de pis.

— Peut-être, en effet, dis-je, si on avait demandé son avis au soldat, aurait-il choisi de lui-même la punition imaginée