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de distance en distance, semble de loin porter des stigmates de sang. L’impression vous hante à la longue de ces drapeaux rouges, de ces revêtemens d’étoffe rouge, de ces cocardes rouges attachées aux manteaux ou piquées aux bonnets de fourrure, de ces affiches rouges plaquées aux murs, — lambeaux arrachés par la colère du peuple à la pourpre impériale du dernier des Romanoff.

Sur quelques maisons on lit encore, tracé à la machine à écrire, l’Appel des soldats consciens, affiché le 1er mars, et invitant la force armée à maintenir l’ordre dans la rue pendant les jours qui vont suivre. L’Appel constate que, malheureusement, des magasins ont été pillés, des maisons et des domiciles particuliers violés et dévastés, et il ajoute : « Ces désordres ne servent qu’à discréditer dans l’opinion publique le grand mouvement révolutionnaire du peuple russe, et il est de notre devoir de les rendre impossibles. »

Nous voici arrivés à la hauteur de Gostiny-Dvor. On nomme ainsi un vaste bâtiment blanchi à la chaux, composé d’un rez-de-chaussée surmonté d’un étage en cintre et entouré d’un promenoir à colonnes. Il n’est pas de ville russe tant soit peu importante qui ne possède son Gostiny-Dvor. Cela tient le milieu entre le bazar oriental, — si amusant avec ses ruelles étroites et couvertes, ses boutiques où l’artisan travaille sous les yeux de l’acheteur — et nos grands magasins d’Occident.

Le Gostiny-Dvor de la Perspective Newsky mesure environ une verste de tour [1], et contient près de 200 boutiques, ayant chacune sa spécialité. Par tous les temps et dans toutes les saisons, la circulation est intense sous le promenoir. On y entend toutes les langues d’Europe ou d’Asie, on y rencontre tous les types humains, on y croise tous les costumes, depuis le. cafetan du Sarte, bordé d’un liséré de fourrure et ouvert sur une longue tunique de couleur tendre, jusqu’aux derniers modèles de la mode parisienne. C’est un lieu de rendez-vous et de caquetages autant que de négoce. Quelques semaines avant la Révolution, on s’y pressait encore autour de la petite boutique du marchand grec, d’où s’échappait une alléchante odeur de sucre brûlé. On trouvait là toute la bonbonnerie chère à l’Orient... et à la gourmandise des Russes. Le sucre, devenu

  1. Un peu plus d’un kilomètre.