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que la haine du peuple s’est abattue sur lui dès la première heure. Son hôtel, où s’étaient peu à peu accumulés les objets les plus précieux et les pièces de collection les plus rares, a été envahi, pillé, puis incendié. On prétend cependant que bon nombre des trésors artistiques qu’il renfermait ont été sauvés. Maintenant, des yeux et des mains avides fouillent entre les pierres calcinées, cherchant s’il ne reste pas quelques précieux débris à recueillir. Le comte, actuellement arrêté, se trouvait auprès de l’Empereur au moment du désastre. Sa femme, âgée et malade, put être secrètement transportée dans un hôpital où on la cache sous un nom d’emprunt ; sa fille, atteinte de scoliose, réussit à se sauver. Quant au comte, on l’accuse d’avoir comploté contre la Russie en faveur de l’Allemagne. Il est difficile de démêler avant le procès ce qu’il peut y avoir de vrai ou de faux dans ces accusations. Le fait certain, c’est que la Russie, empoisonnée du venin allemand depuis Pierre le Grand, n’a pas su s’en délivrer au moment de la guerre. Le peuple de la révolution fera-t-il ce que n’a pu ou voulu accomplir la monarchie tsariste ? Jusqu’à présent, et sauf le comte Frederiks, il ne parait pas qu’aucun Allemand de Pétrograd ou d’ailleurs ait été molesté en rien.

Sur la place d’Isaac, grande affluence autour d’Astoria, hier encore le plus luxueux, le plus bruyant, le plus sélect hôtel de Pétrograd, réduit maintenant au silence et à la désolation. Sa façade plate, sa lourde architecture germanique, ses glaces extérieures brisées, forment un sinistre pendant aux fenêtres aveuglées de planches, au fronton découronné de l’ambassade d’Allemagne qui lui fait face et dont il fut, avant la guerre, un des centres d’espionnage les plus actifs.

Le long de la riche Morskaïa (rue de la Mer), bordée des plus beaux magasins de la ville, et de la Perspective Newsky, les autos particuliers qui ont pu échapper à la réquisition commencent à se risquer hors de leur garage, et les gens timides à sortir des maisons où une semaine de terreur les confina. Les portraits de la famille impériale, jusqu’à celui de la grande-duchesse Tatiana, qui fut la préférée du peuple russe, ont disparu des vitrines. Sur les monumens d’où on n’a pu le retirer encore, le monogramme de l’Empereur est recouvert d’un lambeau d’étoffe rouge. C’est ainsi que la grille du Palais d’Hiver, sur laquelle ce monogramme, enfermé dans un médaillon, se répète