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D’autres, qui n’ont retenu du grand mouvement libérateur émané de la France que le côté sanglant, comme des enfans dont le cerveau reste fermé aux idées, mais dont les sens et l’imagination perçoivent le choc d’une image tragique, vont répétant avec un naïf orgueil :

— Chez nous, ce n’est pas comme en France ; nous avons fait notre révolution sans presque verser de sang !

Et quelqu’un d’ajouter, conciliant :

— Vous savez... la Révolution française... il y a déjà plus d’un siècle... Les gens sont plus civilisés à présent.

Mais, en faisant entrer en jeu la civilisation actuelle, aucun de ces hommes ne songe à tourner ses regards vers l’Allemagne assassine obligeant le progrès humain à se faire le complice du meurtre et de la ruine, à ramener sa pensée sur les ruines de Liège, d’Ypres, de Louvain ou de Reims, la deux fois sacrée, — par l’histoire et par le malheur !

Il n’est pas rare d’entendre au coin d’une rue, dans un magasin, quelque Russe plus instruit ou quelque Français blessé dans sa fierté nationale, exposer avec calme ou développer avec des gestes véhémens ce que fut la Révolution française, génératrice de toutes celles du présent et de l’avenir. Et, pendant ce temps, plus éloquent que toutes les paroles, dominant toutes les controverses, l’air sublime de la Marseillaise traverse l’espace, pareil à la personnification grandiose que Rude en plaça sur l’un des piliers de l’Arc de Triomphe, et entraîne toutes les âmes au vent de son fougueux élan !

Une foule, plus avide que curieuse, se presse autour d’une façade en angle sur la rue de la Poste et la ruelle de la Garde-à-Cheval. Cette façade est tout ce qui reste du somptueux hôtel du comte Frédériks, ministre de la Cour. J’ai connu le comte Frédériks [1] lors de mon séjour à Livadia, où il se reposait avec sa famille. C’était un de ces Russes d’origine allemande lettrés, cultivés et courtois, comme il s’en rencontre entre Libau et Narva, dans les provinces russes de la Baltique, parfois très sincèrement attachés à la Russie et dont le mélange du sang, l’effet de l’éducation et des habitudes ont fait un type tout à fait spécial. Quant au comte Frédériks, son titre de ministre de la Cour, au moins autant que son origine allemande, a fait

  1. Le baron Frédériks reçut de l’empereur Nicolas II le titre de comte.