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Nous longeons le canal Krionkoff pour atteindre celui de la Moïka. Des curieux stationnent autour de la prison incendiée. L’église, dont nous avons vu évacuer les ornemens précieux, est l’objet d’un véritable pèlerinage. Dans la cour d’une maison voisine, des soldats passent en revue un tas de couvertures brunes qu’on a jetées là. Les gamins du quartier jouent autour des piquets de tente, confectionnés par les prisonniers et qu’on a sauvés, puis amoncelés aux abords de la prison. Plus loin, devant les Archives de la police, les papiers brûlés, d’où quelques petites flammes et de la fumée s’échappent encore, forment un rempart calciné dans lequel des moujiks portent sans se presser la pioche et la pelle. Des fils de fer arrachés pendent lamentablement le long des poteaux télégraphiques. A l’angle de deux rues, dans une tchaïnaya à la devanture peinturlurée de couleurs éclatantes, mais délavées par les pluies, on sert gratuitement aux soldats du thé et du pain. Nous déposons notre offrande dans une petite caisse gardée par deux jeunes filles et je monte délibérément les quatre marches de pierre qui conduisent à la tchaïnaya.

Fumée, bruit et poussière... A travers l’atmosphère lourde, empuantie de tabac, de relent humain et de cuir de bottes, je distingue une salle, peut-être vaste, mais coupée en compartimens par de massifs piliers carrés qui se rejoignent en cintre, à la manière des églises romanes, — avec l’art en moins... Derrière un comptoir, où le samovar en resplendissante robe de cuivre a l’air d’une princesse fourvoyée dans un mauvais lieu, des matrones étalent leur rotondité. Les petites servantes, plus agiles, le torchon noué autour de la taille, portent de place en place le thé fumant et les assiettées de pain noir. Autour des tables sans nappes, le fusil posé entre leurs jambes ou à côté d’eux, des soldats boivent et mangent, bavardent et fument. Malgré mes efforts, je ne puis établir de rapprochement entre ces hommes aux uniformes ternes, maculés et déjetés mais sans pittoresque, et les « Ça ira » déchirés, en lambeaux, chemises ouvertes et poitrines au vent de la Révolution française. Je m’imagine plutôt être transportée dans une de ces tavernes du quartier de Suburre où, après une dure campagne, les soldats des légions venaient boire et se divertir en liberté. La révolution russe manque totalement de ce romantisme qui a jailli de la nôtre comme d’une source retrouvée de l’âme française !