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Car tout le monde a confiance et attend du gouvernement nouveau plus peut-être que les circonstances ne lui permettront de donner. Quelques isvostchiks sont venus prendre l’air de la rue, avec des chevaux ragaillardis par une semaine de paresse. Un traîneau villageois passe, conduit par un paysan. Les planches du fond disparaissent sous une couche de paille. La douga bariolée, rouge, jaune, verte et bleue, à dessins barbares, arrondit son arc au-dessus du cou du cheval. Comme tant d’autres, il a dû arriver à Pétrograd, retentissant de grelots et pavoisé de rubans, pour la « semaine du beurre [1]. » Attardé, il s’est trouvé pris par la révolution. Maintenant, il s’en retourne au village, et j’imagine l’accueil que les paysans avides de nouvelles lui feront au retour !

Comme la rue est vive, animée ! Les promeneurs débordent des trottoirs pour se répandre sur la chaussée où le charroi est encore peu intense. Les fripiers tatares, leur enveloppe de toile ou de lustrine sous le bras, se remettent à errer, l’oreille tendue au moindre appel ; les jeunes garçons de boutique traînent par une ficelle passée sur leur épaule le petit traîneau familier ; des employés, — des tchinovniks, — reprennent le chemin délaissé de leur bureau ; des juifs, logés dans les environs de la synagogue toute proche, aspirent avec plaisir l’air nouveau, beaucoup plus favorable pour eux que l’ancien ; des femmes, des jeunes filles trottinent dans la neige, bottées de feutre sous la jupe courte, regardées en dessous par des groupes de marins ou de soldats qui flânent, la cigarette au bec, plaisir si nouveau qu’il garde presque la saveur du fruit défendu !

Près du petit pont, un orchestre de cuivre fait retentir la première phrase musicale de la Marseillaise. Les sons partent de la caserne des Equipages de la Garde, à l’angle du canal. Et tout le monde d’y courir... Au dernier accord, applaudissemens, hourrahs, tout l’enthousiasme d’une foule ivre de sa jeune liberté !

Nous sommes en pleine lune de miel du Peuple et de la Révolution...

La joie de vivre, éparse dans l’air nouveau, nous entraîne.

  1. Les jours gras, qui se sont terminés cette année le 20 février. C’est l’habitude des villageois des environs de Pétrograd, ainsi que des Finnois, de venir à cette époque dans la capitale avec leurs traîneaux pour gagner un peu d’argent en promenant les citadins.