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de ravitaillement qui redescend, des brancardiers emportant un blessé, au prix de quelles difficultés ! sur une piste à peine tracée. Et le fort nous apparaît, couronnant le plateau allongé, en forme de meule écrasée et sombre. Les ouvertures des casemates y dessinent des taches plus claires et régulières, pareilles de loin aux yeux multipliés d’un monstre. Je resterais volontiers en contemplation devant cette vision : le Sphinx de la Woëvre, comme l’appelaient les chasseurs, est là. Il est devant nous, celui qui a dévoré tant de victimes et dont le nom a pris place à jamais dans l’histoire de France. Mais il ne faut pas s’attarder. La zone qui entoure le fort est copieusement arrosée. La terre jaillit au choc des obus. Nous nous hâtons : le fort se rapproche. Il n’y a plus de contrescarpe et le fossé est comblé aux trois quarts. Nous entrons dans la gorge qui a été rouverte, car elle était bouchée. Nous descendons un escalier, nous en remontons un autre. Nous sommes dedans.

Les couloirs, déjà déblayés en partie, sont encombrés par les lits allemands à deux étages et sommier de fer. Dans une petite salle voûtée que des bougies fixées dans des goulots de bouteilles éclairent, le commandant du fort a installé son quartier général. Nommé de la veille à ce poste de choix, le capitaine Peyron, adjudant-major au 298e régiment, nous reçoit en tenue d’intérieur, en bonnet de police, et déséquipé, comme pour affirmer sa prise de possession et la sécurité de ses fonctions. Il tenait conseil sur les travaux à accomplir avec le capitaine Arrighi, à peine majeur, la tête enveloppée, car il a reçu un éclat d’obus, et le lieutenant Diot, premier occupant.

Le lieutenant Diot, qui est entrepreneur à Roanne dans la vie civile, porte trente ans : il est grand, taillé en force, bien découplé, une tête impérieuse de général de la Révolution accoutumé à toutes les initiatives, le teint olivâtre, la lèvre ombrée d’une mince moustache courte, les yeux noirs pleins de feu dont le regard doit se sentir à distance, peser sur les objets où il se pose. L’ensemble est solide, dominateur. Et rien qu’à le voir, on comprend le choix qui, de cet homme, a fait le maître de Vaux. Du fort, il n’a chassé que des fantômes. Il était de taille à en chasser l’ennemi. Sa bravoure et son audace sont légendaires dans son régiment. C’était une attaque en règle qu’il devait mener le 3 novembre quand, dans la soirée du 2, il fut appelé à conduire la reconnaissance du terrain. Sur son