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Cette conversation a augmenté mon désir de visiter les écoles des deunmehs.

— Ces Turcs sont très sympathiques, me déclara un Israélite, devant qui j’exprimais ce désir. Ils sont honnêtes, charitables, d’une intelligence ouverte et prompte... Et ce dernier point les différencie des véritables Turcs, braves gens à l’esprit lent et lourd... Les deunmehs, quoi qu’ils disent ou fassent, gardent les traits essentiels du Juif, dans l’âme comme dans le visage. D’ailleurs, ils ne croient à rien du tout.

— Pas même à la foi enseignée par leur prophète !

— Quel prophète ? Sabbetaï Sévi ou Mahomet ?... Sabbetaï Sévi est encore honoré parmi eux. Vous savez que le petit rabbin de Smyrne qui voulut jouer le rôle de Messie, au XVIIe siècle, et annonça qu’il allait restaurer le royaume de David, affola complètement la sage et florissante communauté de Salonique. A l’en croire, il allait détrôner le Sultan et prenait, par avance, le titre de Roi des Rois. Le Grand Turc s’en émut. Il fit arrêter le prophète et lui donna le choix entre le turban ou le lacet Sabbetaï préféra le turban.

— Et ses disciples l’imitèrent ?

— Bien entendu. Mais, de même que l’Espagne avait ses marranes, faux convertis, chrétiens de nom et Israélites par le cœur, de même la Turquie eut ses maminin (vrais croyans) ou deunmehs (convertis). Ils formèrent une congrégation divisée en trois sectes qui continuèrent de pratiquer, en secret, la religion cabbaliste de Sabbetaï Sévi, et ces trois sectes sont représentées encore aujourd’hui par les trois grandes « familles » deunmehs. Ces prétendus musulmans ont un nom double, des croyances doubles, — quand ils en ont, — un temple inconnu, caché dans Salonique où des rabbins insoupçonnés célèbrent, pour les initiés, des rites mystérieux... Mais il est des deunmehs qui pratiquent, — si l’on peut dire, — l’athéisme. Croyez bien que Talaat et Djavid se soucient aussi peu d’Allah que du Dieu des Juifs, ou du vieux Dieu allemand.

Voilà ce qu’un Israélite m’a raconté. Qu’y a-t-il d’absolument exact dans cette description du deunmeh ? Je n’en sais rien. Les Juifs ont quelques raisons de suspecter la sincérité de leurs frères de race, en matière de religion. Cependant, ils estiment les qualités de ces ex-Israélites. Ils reconnaissent tout ce que Salonique a dû au grand administrateur que fut le maire Hamdi-bey.