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que leur grandeur ou leurs fonctions retenaient en France. Mais, quelques pas plus loin, il rencontrait un rescapé des Dardanelles. « Comment ! vous allez là-bas ? Je vous plains ; Salonique ou Sedul Bahr, ça n’a pas dû changer ! » Entre ces opinions contradictoires, après une longue période de marches et de combats, on parvient à placer convenablement la vérité.


L’ENTRÉE EN CAMPAGNE

La traversée sur un navire bondé de troupes n’a rien de séduisant. Les besoins du corps expéditionnaire sont si nombreux et si pressans que la flotte commerciale qui sert à le ravitailler sillonne sans repos la Méditerranée. A tenir constamment la mer, à ne s’arrêter que pour s’emplir et se vider de régimens et de batteries, de mulets et de chevaux, de provisions et de munitions, d’effets et de matériel, les beaux vapeurs de nos compagnies de navigation, les élégans et rapides courriers d’Amérique, d’Afrique et d’Extrême-Orient sont vite devenus des « rafiots » sales et nauséabonds. Nul passage en cale sèche n’a permis de nettoyer les peintures, de désinfecter les entreponts, de dégorger les tuyauteries. Nimbés de miasmes, on vogue vers les rivages de l’Hellade, et les souvenirs de l’Odyssée affluent. Les courbes astucieuses du bateau qui semble chercher sans la trouver, en déjouant les embûches des sous-marins, sa route vers le port évoquent la galère errante d’Ulysse ; en supputant dans le carré des officiers les contingens que les nations de l’Entente expédient vers Salonique, on pense à une ligue achéenne dont le général Sarrail serait l’Agamemnon : « Croyez-vous que les Bulgares occupent déjà Troie ? » demande un sous-lieutenant à titre temporaire qui met volontiers au compte d’une amnésie passagère les graves lacunes permanentes de son instruction générale. — « Je ne le pense pas, mon cher camarade, car ils doivent trouver plus avantageuse une offensive sur Ostrovo. » Ainsi les discussions rebondissent de l’antiquité classique aux événemens contemporains. Des juges sévères blâment avec amertume le génie amplificateur des Hellènes qui sut transformer une misérable querelle de chefs de village en obsession pour d’innombrables générations d’écoliers, comme il maquille aujourd’hui en redoutables manigances les tergiversations apeurées du roi Constantin. L’aspect désolé du Péloponèse