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« Longtemps on attendit : les révolutionnaires ne vinrent pas. Vers minuit, je me hasardai au dehors. Les abords immédiats de l’hôtel me parurent libres. Je gagnai les quais. J’y étais seul. Cependant une fusillade, venue de loin, les prenait par momens en enfilade. Je marchais en rasant les murs. Tout à coup, une femme et un enfant débouchent d’une rue. Ils n’avaient pas fait trois pas sur le quai qu’un coup de feu les abattit. L’enfant tomba, les bras écartés comme un oiseau qui choit, les ailes ouvertes.

« Sur la rive droite de la Néva, une foule énorme grouillait autour de la forteresse que les révolutionnaires assiégeaient et jusque sur la glace du fleuve où l’on avait amené les canons. Je devais traverser les ponts pour rentrer chez moi. Je m’y dirigeai sous les balles. Par miracle, aucune ne m’atteignit. J’arrivai à mon domicile vers deux heures du matin. Soixante-treize officiers avaient été tués à Pétrograd ce jour-là. »

C’est le lendemain, 28 février, à huit heures, que l’hôtel Astoria fut attaqué... et pris. Qu’on imagine ce réveil épouvanté après une nuit d’angoisse ! Le malheureux général de cavalerie qui avait ordonné la résistance fut tué à coups de baïonnettes et de crosses de fusils. On pilla les caves, on s’enivra ; trois cents officiers furent emmenés comme prisonniers à la Douma et les voyageurs durent chercher un asile dans une ville déjà bondée et où, en ces jours d’épouvante, les portes ne s’ouvrent qu’avec terreur aux inconnus, aux étrangers ou aux suspects... L’ambassade d’Italie en abrita quelques-uns.

La nuit est venue. On n’a pas éclairé les rues. La neige tombe. La foule, peu à peu, s’écoule. Les ivrognes cuvent leur boisson. Il y a comme un commencement d’apaisement dans l’air. Serait-ce déjà la détente ? On entend encore quelques coups de feu dans la nuit... Un grand voile de neige sous lequel s’agitent vaguement des ombres s’étend peu à peu sur la cité...


Mercredi 29.

Nous nous réveillons dans de la blancheur immaculée. Une molle fourrure, de douze à quinze centimètres d’épaisseur, capitonne toutes les fenêtres. Les pas sont plus silencieux et les appels plus discrets. Un froid très vif a succédé à la neige nocturne. On s’en aperçoit à l’engoncement des gens qui passent.