Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 39.djvu/437

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Minute pathétique. Mme de la Croix prie à voix haute : « Seigneur, ayez pitié de nous ! » Yvonne de la Croix et moi nous enfilons à la hâte nos manteaux, nos bottikis [1], afin de fuir dans la rue par le grand escalier...

Pendant ce temps, la troupe armée frappe à la porte de la cuisine, à coups de crosses de fusils. Des voix menaçantes crient : « Ouvrez ! » Guiorgni, le matelot, ouvre. De ses bras étendus, il maintient les premiers arrivans et leur parle. « Que voulez-vous ? Nous ne cachons personne. Je suis un des vôtres. S’il y avait quelqu’un de suspect ici, je vous le dirais... »

Paulia, la femme de chambre, les harangue à son tour. Peu à peu, la troupe se calme. Seul gesticule et menace encore un homme aviné. Cela même finit par provoquer une diversion. Les soldats, dont l’esprit est heureusement resté lucide, le prennent par le bras, l’entraînent. Les sabres, les baïonnettes retraversent la cour : nous sommes sauvés ! Béboussy, curieux, point effrayé, sort de sa cachette, tandis que nous nous affaissons sur des chaises, pâles et les jambes rompues. Recevoir une balle sur le front, ou même dans la rue, dans le feu de l’action, passe encore ! mais tomber, par surprise, sous les coups de sabre d’une multitude inconsciente !... La chair se révolte et s’effare. C’est après de telles émotions que l’on perce jusqu’au fond l’odieux des vengeances anonymes, l’injustice des arrêts immédiats et sommaires, des répressions spontanées dont rien ne modère l’arbitraire et ne tempère la rigueur !

De plus en plus, la rue prend un aspect révolutionnaire et guerrier. Les automobiles arborent le drapeau rouge. Tous sont armés d’une mitrailleuse et chargés à l’excès de soldats ayant des bandes de mitrailleuses autour de la ceinture et en travers de » reins. Des autos-canons, à la couleur révolutionnaire, transportent d’un point à l’autre des soldats armés, au milieu des ovations de la foule.

Cette foule n’est nullement effrayée. Ce n’est pas contre elle, mais pour elle que se fait la révolution. Elle n’a qu’une balle égarée à craindre. Aussi elle vague par les rues, stationne devant les cours, l’air heureux et confiant. Dispersée par le tir d’un fusil ou le tac-tac d’une mitrailleuse, elle revient vite à ses postes d’observation.

  1. Bottes de feutre, spéciales aux contrées du Nord et que l’on chausse pardessus les bottines pour se garantir du froid.