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m’aplatis contre les maisons que je longe avec précaution... Le tir cesse tout à coup, comme il a commencé.

« La foule et les troupes révoltées emplissaient la Perspective Litiény. Un combat s’y livrait. On entendait des cris, des ordres, des coups de feu. Les balles claquaient contre les murs en ricochant ou éclataient contre les fenêtres. Les vitres volaient en éclats... Juremens d’hommes, cris de femmes, fuite brusque de gens qui s’affolent, blessés qui tombent et qu’on piétine : une mêlée épique et sanglante ! Vraiment, cela est pire que sur le front ! Là-bas, on sait du moins de quel côté il faut attendre les coups ! Ici, c’est le chaos, la mort à droite, à gauche, devant, derrière, en haut, partout !... En face de l’Arsenal, le Palais de Justice brûle comme une torche. Les gerbes de flammes incendient le ciel, jettent des lueurs inattendues et magnifiques sur les glaces et les neiges accumulées de la Neva. Les canons de bronze, splendidement ouvrés et verdis par le temps, qui s’allongent sur la plate-forme de l’Arsenal, léchés par l’incendie ont l’air de monstres accroupis et glorieux assistant à leur apothéose. Des débris de papier brûlés tourbillonnent dans l’air... Des clameurs éperdues montent de la foule...

« Soudain, je me heurte à un officier de mes amis. Il a l’air égaré ; il pâlit et rougit tour à tour. Sa nervosité se traduit en phrases saccadées, en gestes incohérens. Son régiment (Litowsky) s’est réuni aux insurgés. Beaucoup d’officiers ont été tués ; lui-même ne sait comment rejoindre ses hommes. Il me quitte comme un fou et se perd dans la foule.

« Il commence à faire nuit ; je reviens vers la Newsky déserte. Les globes électriques brûlent à peine. Une terreur froide plane. Des ombres hâtives glissent le long des murs... Je suis fatigué et m’en vais d’un pas découragé et nonchalant. Près de la Morskaïa, je rejoins un petit groupe et j’entends des coups de feu. Un soldat et deux ouvriers, abrités par les poteaux du tram et des globes électriques prenaient la Morskaïa en enfilade. Dans le groupe de passans que j’ai rejoints, il y a une femme en larmes. En très mauvais russe, elle me demande : Voyennaïa Gostinitza (l’hôtel militaire, ancien hôtel Astoria). C’est une Roumaine, mariée à un Français. Habitant l’hôtel de l’Europe, elle a eu la fâcheuse inspiration d’accepter à dîner, ce soir, à l’hôtel Astoria. Elle en revient et n’ose plus avancer, ni reculer. Je la prends sous ma protection, mais la