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ou dans les salles à manger de la plus élégante société parisienne, nous ayons encore retrouvé là cette « douceur de vivre » tant prônée par nos ancêtres : c’est dans ces endroits qu’elle naquit ; mais la province, objectera-t-on, la lointaine et sinistre province, sur laquelle Paris ne rayonnait pas, d’où l’on ne pouvait sortir, où l’on était cloîtré pour la vie, sans même le réconfort du journal qui, actuellement, apporte, chaque jour, à cette exilée, l’écho joyeux de la capitale ?… Quel tableau désolant de monotonie, si l’on se risquait à peindre l’existence morose et somnolente, à proprement parler végétative, qu’y devaient mener nos trisaïeuls dans les années qui précédèrent le branle-bas de la Révolution !

C’est juger de ce temps-là par aujourd’hui ; et c’est précisément le contraire que nous apprennent les correspondances et les souvenirs laissés par les « ruraux » d’autrefois. Il en ressort cette constatation singulière que le grand mouvement imprimé à tout le pays par nos successives secousses politiques a engourdi la vie de province, l’a presque supprimée. Elle était étonnamment intense à l’époque de Louis XVI ; actuellement, si l’on excepte quelques anciennes capitales, ou même, — soyons larges, — la plupart des chefs-lieux de départemens, elle s’est anémiée et agonise presque partout, et les causes de cette néfaste déchéance sont multiples : l’émulation de maussade uniformité a détruit la variété pittoresque des usages et des traditions ; — la rapidité de l’information moderne a suscité, d’un bout à l’autre du pays, les mêmes préoccupations et les mêmes curiosités ; — Paris attire à soi tous les talens et toutes les fortunes par l’agrément qu’il offre à celles-ci et à ceux-là de se dépenser ! — la politique locale, féconde en rancunes, a rompu les liens séculaires qui unissaient entre elles les anciennes familles de la région. On ne fréquente plus chez qui l’on aime, de crainte d’être suspect au comité électoral qui siège en permanence au Café de la Place ; on reste chez soi pour n’être point mal noté ; on s’observe, on se surveille, on s’espionne ; les fonctionnaires nouveaux venus sont reçus avec une froideur guindée, et il advient le plus souvent que si M. le sous-préfet lui-même, — fùt-il homme d’esprit et du monde, ce qui arrive, — risque une tournée de visites, il trouve toutes les portes closes et se voit condamné, — Gaspard Hauser de la politique, — à dépérir d’ennui, d’oisiveté et d’isolement. Ainsi, des gens