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était compacte, où on ne pouvait faire dix pas sans bousculer quelqu’un. Celui qui, par mégarde, est heurté, a aussi vite fait de dire : excusez-moi, que l’autre : pardonnez-moi ; tous deux se font des complimens et l’affaire est réglée. » Les factionnaires sont d’une urbanité exquise : « Ayez la bonté, monsieur, de faire un peu de place. — Je vous prie, monsieur, de ne pas vous mettre devant ce canon, » Telle est leur manière. À la porte de la Comédie-Française, un garde, d’un ton de regret et d’excuse, murmure : « Il faut que je vous prie, monsieur, d’ôter vos éperons. »

Il y a grand office à Saint-Sulpice, et l’Allemand veut assister à la cérémonie : l’église est comble à n’y pas pénétrer : quelqu’un, voyant sa déception, crie : « De grâce, laissez passer un étranger ! » Aussitôt la foule s’écarte, se presse, livre passage, et Campe parvient sans peine jusqu’à la grille du chœur… d’où il ne voit rien que le dos d’un grenadier posté là en sentinelle. Campe, tenace, essaie de forcer cet obstacle et de pousser plus avant ; mais le soldat navré lui expose « qu’il se ferait un plaisir de l’y autoriser, si ce n’était contre la consigne. » Un autre grenadier survient, prend sur lui de déroger aux ordres donnés, installe l’étranger dans le chœur même, devant le pupitre de l’Evangile, afin qu’il ne soit gêné par rien : si bien que l’officiant, pour ne pas déranger cet intrus, « dut se contenter d’un espace si étroit qu’il ne savait où poser les pieds[1]. »

Les cochers, — c’est à croire que ce Teuton exagère, — les cochers font, en toute circonstance, preuve d’une éducation accomplie : si, dans l’incessant mouvement des rues, deux fiacres se heurtent et s’immobilisent, « le conducteur de la voiture accrochée dit à l’autre : « Monsieur, vous m’embarrassez beaucoup, » ou, plus familièrement : « Camarade, vous venez très mal à propos. » Puis ils se concertent tranquillement pour savoir comment ils se tireront d’affaire. » Ce qui porterait à penser que ce sont là des choses vues, en dépit de certains témoignages moins flatteurs, c’est la remarque faite, quelques années plus tard, par un autre Allemand, — Autrichien, celui-ci, — qui, prenant un cabriolet de place, s’assied sur un vieux volume oublié dans la voiture : « C’est à vous, cocher, ce livre ? — Oui, bourgeois. » Le « bourgeois » entr’ouvre les pages :

  1. La Révolution française, janvier 1910.