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dégénéré. Les conservateurs qui l’avaient favorisé n’ont pas su se défendre contre les entreprises de l’influence allemande ; germanophiles ou Allemands ont joué auprès d’eux de l’idée de race qu’ils leur ont fait confondre avec l’idée de nation. On leur a représenté qu’ils étaient des Germains et que la cause allemande était la leur, en sorte que ces nationalistes qui d’abord avaient voulu affirmer l’indépendance morale de leur pays arrivaient à se laisser courber sous la plus dangereuse et la plus insinuante des sujétions. Il s’est produit alors ce phénomène singulier que les libéraux et les socialistes sur lesquels avait agi malgré eux ce réveil ont relevé le drapeau que les Grands Suédois laissaient échapper de leurs mains. Ils se sont opposés à la domination morale de l’Allemagne, ils.se sont dressés contre tout ce qui pouvait sembler une immixtion étrangère, encore davantage contre ce qui pouvait entraîner l’intervention de la Suède dans la guerre aux côtés des Empires centraux. En même temps ils acceptaient l’essentiel du programme de leurs adversaires, la défense de la Suède. Ce courant nationaliste a donc fini par entraîner les élémens qui lui avaient d’abord été contraires.

Vingt ans avant la guerre actuelle, dans une brochure intitulée Classicisme et germanisme, Verner de Heidenstam avait donné des définitions de l’esprit classique et de l’esprit germanique. L’esprit classique est, d’après lui, objectif dans sa conception de l’Etat et dans l’art ; il aime la logique et la clarté, il a une dignité aristocratique, l’amour de la culture ; il est sociable. L’esprit germanique, toujours d’après lui, c’est le subjectivisme, l’horreur des contours nets et des définitions précises, l’humour, le panthéisme, l’idolâtrie de la nature, la haine de la culture, l’amour de la solitude et une « honnêteté grossière. » L’écrivain suédois entend par ces derniers mots la persistance des instincts primitifs opposée aux raffinemens de la civilisation et cette idée que l’honnêteté consiste à révéler d’une façon brutale ses pensées les plus intimes. « La barbarie est devenue chez les Germains un signe de ralliement, » déclarait M. de Heidenstam en 1898. Nous ne pouvons nous empêcher de remarquer qu’en écrivant ceci à cette date, l’année même de la mort de Bismarck, il cite comme exemples typiques de cette barbarie ses propos tenus pendant la campagne de France et sa conduite à notre égard dans les négociations de la paix.