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perles, estimant qu’il fallait la vie d’un ennemi pour chacune. Nous avons déposé les perles comme gage entre les mains du sergent-comptable du régiment. Quand un de nous était tué, le nombre des perles qui lui restaient à racheter s’ajoutait à l’obligation des autres, ou bien ceux-ci choisissaient quelqu’un qui héritait de sa dette, il fallut sept semaines avant que toutes les perles fussent rachetées, parce que le temps était mauvais et que nos canons étaient puissans et que l’ennemi ne bougeait plus la nuit venue. Quand tout le compte fut réglé, les perles furent dégagées et retournées au grand-père de la petite avec un certificat, et il pleura.

Cette guerre n’est pas une guerre, c’est une destruction universelle. Tout ce qui s’est passé avant cette guerre, en ce monde, jusqu’à maintenant, n’a été que jeux d’enfans qui se jettent de la poudre de toutes les couleurs. Aucun homme ne saurait concevoir cela. Que pouvez-vous, ou que peut quelqu’un qui ne l’a pas vue, savoir de cette guerre ? Quand les ignorans, dans l’avenir, parleront de la guerre, je rirai, même si ce sont mes frères aînés. Considérez ce qu’on fait ici et pour quelles raisons.

Un peu avant que je fusse blessé, j’étais de service auprès d’un officier qui travaillait dans le fil de fer et le bois et la terre à faire des pièges pour l’ennemi. Il avait acheté une tente de toile verte montée sur des piquets, avec une fenêtre de verre souple qui ne pouvait pas se casser. Tous convoitaient la tente. Elle était longue de trois pas sur deux de large. Parmi les convoiteurs était un officier d’artillerie préposé à un canon qui faisait trembler les montagnes. Le canon envoyait un obus de dix maunds ou plus [1]. Mais ceux qui n’ont jamais vu même un ruisselet ne peuvent pas imaginer l’Indus.

Il offrit beaucoup de roupies pour acheter la tente. Il venait à toute heure, renchérissant sur son offre. Il accablait le propriétaire de ses propos à ce sujet. A la fin, et je l’entendis aussi, le propriétaire de la tente dit à l’officier d’artillerie : « Je suis fatigué de vos importunités. Détruisez aujourd’hui une certaine maison que je vous montrerai et je vous donnerai la tente en cadeau. Autrement n’en parlons plus. » Il lui montra le toit d’une certaine maison blanche qui s’élevait à trois kos [2] en arrière des lignes ennemies, un peu en dessous d’une colline boisée sur les deux pentes. Considère cela et

  1. Huit cents livres.
  2. Six milles.