Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 38.djvu/902

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une ville ouverte. Et puis, il n’y a pas d’Allemands à l’Ouest de Liège. » Et pendant qu’il parle encore, déferle soudain la horde affolée, la marée toujours grossissante d’automobiles, de charrettes, de paysans fuyant l’invisible, l’intolérable terreur panique qui les chasse comme des feuilles mortes. — Ah non ! cette guerre ne ressemble pas aux autres guerres ! Et, dans un frémissement, Davis devine la monstrueuse horreur surgie d’Allemagne, la barbarie qu’on croyait morte, et qui se répand comme un cyclone.

Ce fut le 20 août, à onze heures du matin, que Davis vit pour la première fois l’armée allemande :


D’abord un capitaine et deux cyclistes, nonchalans comme des excursionnistes en vacances, puis à deux pas les uhlans, l’infanterie, l’artillerie. Pendant deux heures je les regardai passer, puis, excédé de monotonie, je rentrai. Les heures s’écoulaient et je les entendais toujours : à la fin l’étonnement chassa l’ennui. On se sentait fasciné, rappelé malgré soi dehors, cloué sur place à regarder, les yeux béans. Ce n’était plus des régimens en marche, mais quelque chose d’inhumain, de sinistre, une force de la nature comme une avalanche, un raz de marée, une coulée de lave. Cela n’était pas de la terre, mais mystérieux, spectral. Cela roulait tout le mystère et la menace d’un brouillard surgi de la mer. Les uniformes complétaient l’illusion. Sous eux, les hommes avançaient vêtus d’invisibilité.


Et pendant trois jours et trois nuits le torrent s’écoula :


J’ai suivi pendant six campagnes d’autres armées : jamais je n’en ai vu une aussi parfaitement équipée que celle-là. L’armée allemande entra dans Bruxelles en masse aussi compacte et dense qu’un rapide. Point d’arrêt, point de trous, point de traînards. Pour laisser passer les automobiles gris, les gris motocycles des porteurs de dépêches, un côté de la rue était maintenu libre ; et si nette était la colonne, si rigide la surveillance, que les automobiles passaient à 60 kilomètres à l’heure sans s’écarter jamais de leur course rectiligne pour éviter un homme ou un cheval. Toute la nuit, comme le tumulte d’un fleuve précipité entre les falaises d’un étroit canyon, dans mon sommeil j’entendais le rugissement de cette armée. Et le jour venu, cette chaîne sans fin déroulait toujours ses anneaux d’acier. J’ai vu passer souvent de grandes armées. Elles étaient faites d’hommes : celle-ci était une machine, infinie, inlassable, délicate comme une montre, brutale comme un rouleau concasseur. L’infanterie marchait en chantant : Deutschland, Deutschland über Alles, et les bottes ferrées marquaient