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pittoresque, je ne surmontai pas ma répugnance et je m’abstins d’aller voir Raspoutine.

J’en reste persuadé et je le répète : l’imagination populaire a considérablement brodé à son sujet. Seul le génie du mal en personne, seul Belzébuth ou Asmodée eût pu être omniscient et omnipotent tel qu’on le représentait. Il a fait, en définitive, plus de mal à l’empereur qu’à la Russie. Mais le tort même le plus grave et le plus sensible qu’il aura porté à la couronne, on l’a mal compris et mal apprécié : il a consisté à aliéner à Nicolas II, dans la société russe, les forces conservatrices dont l’appui n’avait jamais manqué au trône et à refroidir jusqu’au zèle des hauts dignitaires de l’Église orthodoxe.

On n’a pas accordé beaucoup d’attention, en Europe, aux incidens qui se sont produits dans le monde ecclésiastique russe pendant ces quatre dernières années. L’affaire du procureur du Saint-Synode, Samarine, l’affaire de l’évêque Hermogène, ont paru, de loin, comme les querelles de moines de Byzance. En réalité, ces affaires ont eu un gros effet moral. Elles auront entraîné de graves conséquences politiques. On ne se doute pas assez que c’est dans le clergé qu’aura commencé, avec l’impopularité et la haine de Raspoutine, la désaffection à l’égard de l’Empereur. L’aventurier, qui n’avait pas même reçu les ordres mineurs, usait de son influence sur Nicolas II pour faire la loi à l’Eglise nationale. La période de 1912-1913, selon des personnes renseignées, fut véritablement celle de la plus grande influence de Raspoutine à la Cour. Ce fut celle aussi d’une crise aiguë et d’un conflit entre le haut clergé et l’Empereur. Une créature de Raspoutine, Varnava, paysan à peine plus instruit que son protecteur, avait été nommé, grâce à lui, évêque de Tobolsk. Varnava s’était mis en tête de faire béatifier un moine de son diocèse, du nom de Jean, qui avait possédé une réputation de sainteté. Ayant été reçu en audience par l’Empereur, Varnava lui demanda de prononcer la béatification de Jean de Tobolsk, ce que l’Empereur accorda sur-le-champ. Or, le Saint-Synode a seul le pouvoir de faire des saints. Il adressa au souverain une requête où il exposait ses droits et les motifs pour lesquels il refusait de béatifier Jean de Tobolsk, en même temps qu’il demandait l’annulation de la décision prise sur l’initiative irrégulière de Varnava. Nicolas II rejeta la requête en faisant connaître que sa décision était irrévocable et en s’étonnant que le Saint-Synode