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un feu rouge, où le marteau bat l’enclume avec rage, appartient au spahi. Là-bas, se dresse la tour carrée de l’église. Ses cloches sont muettes et ne sonnent plus depuis des années. Plus loin, c’est le minaret turc. Ah ! cette mosquée maudite, elle appartient au sultan de Stamboul, qui fait trembler le monde et qui règne sur les laboureurs de la montagne, du fond de son palais resplendissant d’or et de pierreries. Ils ne l’ont jamais vu, mais ses janissaires leur volent leur or, leurs moissons et leurs enfans. Les malheureux n’espèrent plus, mais ils rêvent quand même. A quoi ? Ils n’ont pas de refuge. Les forteresses serbes sont entre les mains de l’ennemi, mais on leur a parlé des villes lointaines, au bord de l’Adriatique ; de Scutari la blanche, cité splendide, près d’un lac d’azur éblouissant, puissante forteresse, où vivent des hommes libres, de fiers Albanais ; on leur a dépeint la blonde Raguse, au bord de la mer bleue, où des Serbes savans possèdent des livres anciens, dont les mots magiques opèrent des miracles. Quand ils s’entretiennent de ces villes, leurs noms évoquent dans leur esprit un mirage d’opulence et de beauté. Quand ils y rêvent en silence, leur cœur comprimé par la servitude se dilate. Car là-bas, par-delà ces montagnes abruptes, là-bas est la liberté avec la mer immense, où voguent des navires…

Vient à passer un gouzlar aveugle, conduit par un enfant. On l’appelle, on lui fait manger du pain blanc, on lui fait boire du vin noir. — Que dois-je chanter ? dit-il, en s’asseyant sous le tilleul. — Personne ne dit rien, pour laisser la parole aux vieillards.

Mais ceux-ci penchent la tête. Ils n’osent pas évoquer les héros antiques. Le contraste avec le présent est trop accablant. — Chante-nous la Construction de Scutari, dit une veuve à la figure sillonnée de rides qui semblent creusées par les larmes. Car son mari est mort comme haïdouk et ses fils ont été emportés à Stamboul, dans une razzia pour le Sultan. Le trésor de son cœur, la floraison de sa chair est dans l’antre du monstre !… A l’appel de la veuve, le gouzlar entonne l’étrange légende de Scutari :


Trois frères bâtissaient la ville, le roi Voukachine, le despote Ougliecha. Le troisième était Goïko. La ville qu’ils bâtissaient était Scutari sur la Boïana. Durant trois ans, ils y travaillèrent avec trois