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pour en saisir les détails, et d’assez haut cependant pour prévoir leurs tendances et les diriger au besoin.

Ces réalités pratiques ont inspiré non seulement sa carrière d’économiste, comme il l’a dit lui-même, mais également les actes de sa vie privée. Pour accomplir la tâche colossale que, par une sorte d’instinct, ou de vocation, il s’était assignée, dès son entrée dans la vie, il lui fallait beaucoup de temps et de liberté d’esprit, d’autant qu’on sait qu’il n’empruntait rien à autrui. Une extrême régularité pouvait seule lui fournir les loisirs laborieux dont il avait besoin. Or, à peine sorti du lycée, ses amis racontent que, dans leurs réunions, lorsque approchait une heure déterminée, toujours la même, on le voyait consulter sa montre et partir, quelque animée que fût alors la conversation[1].

Inutile de dire qu’il conserva et même renforça plus tard ces habitudes de régularité.

Aux temps heureux, en effet, où j’allais le retrouver, à la fin de chaque été, dans son domaine de Montplaisir, près de Lodève, j’y voyais tout admirablement réglé pour le meilleur emploi de chaque journée. Le matin, promenade à pied, par hygiène et par devoir de propriétaire, à travers les bois de sapins, les rochers, les prairies et les vignes du beau parc qui s’étage sur les Cévennes. Mais, à dix heures précises, il fallait rentrer et se mettre au travail jusqu’à midi et demi. Puis, après déjeuner, nouvelle promenade jusqu’à la tombée de la nuit, suivie d’une nouvelle séance de travail jusqu’au dîner, dont l’annonce était subordonnée à la fin de ses occupations. Chaque heure du jour se trouvait ainsi distribuée entre ses différens devoirs. Car il mettait au rang de ses devoirs, non seulement la rédaction de ses articles de l’Économiste français, et la composition de ses ouvrages, ou ses lectures, mais aussi les promenades qui activaient ses réflexions et lui procuraient un exercice salutaire ; devoirs quotidiens, qu’il remplissait simplement et toujours, sans exception, de la plus parfaite humeur. Combien cette sage existence me charmait ! Et combien m’instruisaient, en même temps, ces conversations savantes et familières, sans cesse interrompues, puis reprises, à la suite de la visite d’une ferme, de la rencontre d’un groupe d’ouvriers

  1. Voyez la belle notice de M. Eugène d’Eichthal, (insérée dans la Revue des Sciences politiques de février 1917.