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que lui-même, tout à l’heure, s’abandonnait librement à la jouissance d’aimer ! Si bien que, depuis lors, « pour se pardonner son sacrilège, il avait promis à son remords une expiation ; il avait juré de s’offrir ardemment au plus grave danger, maintenant et toujours, pendant toute la guerre. »

Une fois de plus, le jeune pilote décrit à son compagnon sa vision d’horreur dans la gare de Vérone. Puis on parle d’appareils divers et d’autres sujets « professionnels ; » et M. d’Annunzio, tout en écoulant l’aviateur, songe au lien terrible qui unit désormais leurs deux avenirs. Il songe que tous les deux, infiniment différens d’âge et d’éducation et, semblerait-il, de carrière, pourront fort bien n’être plus, le lendemain, qu’ « un même petit amas de chair carbonisée, quelques os noircis, quelques cartilages tordus, deux crânes hideux avec peut-être le vif éclat d’une dent d’or rayonnant dans la boue. » Ou bien encore, peut-être, sera-t-il donné aux deux compagnons d’être les premiers à abattre un avion ennemi, « et à descendre ensuite tout entourés de gloire ? »

Et puis le vol s’achève, et le jeune héros s’en revient chez lui. Mais M. d’Annunzio ne peut se résigner à laisser se fermer, dans le « livre de sa mémoire, » la page consacrée au récit de cette veille glorieuse de l’assaut sur Goritz. Étouffant dans sa chambre et ne parvenant pas à dormir, il a l’impression qu’une tranche de pain remplirait l’espèce de vide qui s’est fait en lui. Au même instant, il entend un bruit continu de pas, sur le pont voisin. Des soldats qui arrivent, sans doute ? Poussé tout ensemble par sa vague sensation de faim et par une curiosité enfantine, le poète sort de sa chambre, et se met à suivre la longue brigade qui défile, d’un pas alerte, par les rues de Versa, « s’en allant vers la mort. » Pas une étape de cette marche nocturne qui ne s’évoque devant nous, incomparablement vivante et proche, comme si, de fait, le poète et nous-mêmes étions en train d’y prendre part, écoutant la rumeur confuse des voix, — où s’entremêlent quelques cris plus distincts de : Vive la guerre ! ou de Vive l’Italie ! — examinant les visages intrépides des chefs et des soldats, ou bien encore bondissant tout d’un coup au-dessus de la réalité pour nous remplir les oreilles d’un grand flot de savantes et mélodieuses paroles. Mais voici que l’attention de M. d’Annunzio est attirée par un jeune soldat qui, au lieu de chanter avec ses compagnons, s’occupe à dévorer, de ses belles dents blanches, sa ration de pain frais ! Et aussitôt la faim de l’écrivain se réveille. S’approchant du soldat, il lui demande un morceau de son pain.