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front en Pologne en ce moment ? Un front, c’est-à-dire une ligne inflexible que l’ennemi ne peut dépasser. Hélas ! depuis Varsovie, le front est partout et nulle part. Nous voulions aller vers lui, et j’ai bien peur que ce ne soit lui qui vienne à nous !…


C’est fait. Notre sortie de Vilna n’aura été qu’un faux départ. Hier, nous venions à peine de nous installer dans une propriété abandonnée, à quelques verstes de la ville, lorsqu’on vint nous avertir de l’approche des éclaireurs allemands. Bousculade rapide ; ordre d’atteler les voitures… et nous voilà repartis en hâte, dans la direction de Vilna. Quelle déception !


D’heure en heure, la situation devient plus alarmante… La canonnade se rapproche… Les éclaireurs allemands sont partout… Les habitans fuient précipitamment vers l’Est… La débandade est épouvantable. Les trains ne peuvent suffire aux départs. La rue ressemble à un fleuve qui charrierait, mêlés et confondus, hommes, femmes, enfans, meubles, bétail, tous les débris d’une inondation formidable… Cris, pleurs, et, ce qui est pire, parfois un lugubre silence… Les troupes se préparent à défendre Vilna.

Nous partons pour les tranchées. Notre ambulance est attachée à une division pour le temps que durera la défense de Vilna. Nous sommes en plein centre d’action. Tous les jours canonnade, aéroplanes… Cinq à six cents blessés nous arrivent journellement. On mange à la hâte, on dort à la hâte, on ne s’inquiète même plus du sort des batailles : seuls comptent la minute présente et l’accomplissement ponctuel du devoir. Et moi, qui craignais de trop m’attendrir ! On n’en a pas le temps. La sensibilité s’émousse un peu, mais on y gagne une certitude de main, une promptitude d’exécution plus précieuses pour le blessé qu’un apitoiement dont il n’a pas besoin. Les pluies ont commencé. La situation de nos troupes en est rendue plus difficile, et la nôtre plus pénible.


Les Allemands sont entrés dans Kovno.

Les soldats échappés de la ville viennent de passer près de nous. Figures bouleversées, yeux hagards comme au sortir d’une grande épouvante… Nous avons essayé d’en tirer quelques mots au passage : ils répondent à peine, par monosyllabes,