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évacué sur l’hôpital de Stralsund, où le traitement était un peu meilleur. Il se faisait temps ! J’étais à bout de résistance physique. J’ai connu à Stralsund des officiers français ; leur société me fut un grand allégement moral : nous nous entendions à merveille et nous établîmes entre nous une forte solidarité. C’est ainsi que les Allemands nous ayant ordonné de saluer leurs sous-officiers, nous refusâmes d’un commun accord. Cela nous valut une mise aux arrêts de quinze jours. L’officier Carbonel, de Marseille, chercha à s’évader en faisant un trou dans le mur. Le secret fut bien gardé, et l’officier faillit réussir. Malheureusement, il se cassa la jambe dans sa chute, fut repris et condamné à trois mois de prison.

« Mais ce que j’ai vu de près et qui parait incroyable, c’est le traitement infligé à mon camarade, le capitaine Fomine. Blessé de quatorze blessures, à peine pansé et souffrant horriblement pendant son transport en wagon, il ne pouvait retenir ses cris. Une brute s’approcha, le prit à bras le corps et le jeta du train en marche !… Par miracle, Fomine ne fut pas tué. Il roula du remblai sur la route où les passans, reconnaissant un Russe, lui crièrent des injures, lui jetèrent des pierres et lui donnèrent des coups. Un pauvre paysan, — puisse Dieu le reconnaître parmi les siens ! — mit fin à cette passion douloureuse. Il ramassa le blessé et lui sauva la vie. » Depuis un moment, M. Henry Sienkiewicz passe et repasse sa main sur son front. Je devine que l’évocation de ces souvenirs lui est pénible ; j’arrête là cette interview.

— J’éprouve, avoue le jeune officier, des souffrances parfois intolérables à suivre longtemps la même idée. Mais le plus terrible, ce sont les insomnies et les cauchemars. Je revis pendant mon sommeil ma vie d’Allemagne : ces nuits empoisonnent mes jours.


Je ne puis quitter M. Henry Sienkiewicz, sans rappeler la personnalité du grand écrivain polonais dont il porte le nom et le prénom et qui, à cette date, était encore vivant.

— Mon oncle est à Paris, dit le jeune homme. La France est sa seconde patrie. Pendant des mois, j’ai dû le laisser sans nouvelles précises. A l’heure actuelle, il n’ignore plus rien de ce que j’ai souffert.

Puis, se tournant vers une femme vêtue de noir, qui avait