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illusion !… Avant la guerre, il n’y avait pas en Russie de fête complète sans ces danseuses raffinées et barbares… Les grandes dames les faisaient entrer chez elles par la petite porte, leur livraient la paume de leur main ou attendaient anxieusement que de leurs lèvres tombassent les révélations du « grand jeu » sur l’avenir…

Ceux-là mêmes qui ne se laissent pas prendre au mensonge de leur science secrète, subissent leur ascendant. L’énigme qui est à l’origine de leur race les enveloppe d’une poésie persistante. Elles apparaissent comme des sphinx, plus troublans que ceux d’Egypte, à cause de l’afflux de vie qui, dans leurs veines, se renouvelle sans fin…

Ici, chez elles, leur séduction est moindre. Il y manque la parure, l’éclat, l’isolement du milieu, qui est parfois repoussant. Une marmaille, vêtue de haillons, grouille dans les cours. Sur le pas des portes, on aperçoit des taches jaunes, vertes, rouges, citron, qui sont des femmes accroupies. Presque pas d’hommes ; sans doute ils flânent au bazar… Une guitare, qu’on ne voit pas, joue quelque part, derrière un de ces murs. Et, dans la rue, une fillette, presque une gamine, — haillons rouges et anneaux de cuivre, — obéissant à un instinct secret, se déhanche en mesure, sans bouger de place, au rythme de la chanson !

Bazars d’Eupatoria, de Sinféropol, de Baktchi-Saraï et de tant d’autres villes aux noms grecs ou arabes ; maisonnettes tatares, serrées autour des mosquées ou disséminées entre les arbres fruitiers et les peupliers d’Italie ; vergers qu’on dirait normands ; cyprès que l’art des quatrocentistes a pour jamais naturalisés florentins ; petites boutiques où semble avoir échoué la défroque des Mille et une Nuits ; citadelles grecques et ruines byzantines ; Tchoufont-Kalé, rempart tombé des derniers Karaïtes[1] ; que de choses à raconter, — si ce n’était la guerre ! — à propos de vous, merveilleux pays qui vous êtes appelés la Tauride et dont les paysages, tantôt sauvages et tantôt charmans, ont pu servir de cadre aussi bien à la légende d’Iphigénie, sacrifiée à la Diane sanguinaire de Pharos, qu’à celle de

  1. Derniers survivans d’un peuple d’origine turque et de religion juive moins le Talmud, qui ont déserté Tchoufont-Kalé pour se réfugier à Eupatoria, où ils forment une nombreuse et riche confrérie. Un des leurs, M. Douvann, est maire de la ville.