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peine sortis de l’enfer des tranchées, je me trouve transportée dans les paradis de lumière où, à l’ombre des catalpas aux lourdes grappes mauves, les blessés de la guerre et les affaiblis remontent vers les tranquilles régions de la santé physique et morale enfin recouvrée.

Afin que le miracle de résurrection s’accomplît, afin que rien ne subsistât dans l’âme de ces hommes des terribles épreuves passées, la bonne Impératrice rêvait pour eux un dépaysement complet, un isolement dans le silence, dans la beauté, parmi les tendres soins : un réapprentissage du bonheur. Son ingénieux amour a résolu le problème. Dans les sites Les plus merveilleux de cette Crimée appelée à devenir la Riviera russe, elle a fait surgir et édifier à ses frais, — parfois même sur ses plans, — des établissemens où l’air joue entre les colonnes des terrasses, à travers les baies largement ouvertes, où la lumière apporte ses vivifiantes ondes, où les vapeurs iodées de la mer, les émanations résineuses des plus et, en certains cas, l’air plus sec des altitudes, charrient de la force et de l’apaisement.

L’un après l’autre, dès le printemps de 1916, ces sanatoria se sont ouverts. Blessés ou malades ne cessent d’y affluer, telles de pauvres hirondelles qu’un violent orage aurait meurtries… Sa Majesté a bien voulu me permettre d’accompagner un des grands trains sanitaires impériaux qui les ont amenés ici.


TSARSKOIÉ-SÉLO

Mercredi, cinq heures du soir. — Il pleut. Le sentier qui conduit à la Gare impériale, d’où notre train doit partir, court entre des prés mouillés. Printemps du Nord, capricieux et souvent maussade ! Il fait froid. Cette pluie pourrait bien être de la neige avant demain. Le clocheton de la gare, tout doré, prolongé par les dentelles d’or de la toiture, a l’air confus d’un boyard en costume d’apparat qui se serait inconsidérément risqué au dehors. Une pareille averse sur un si bel habit !

Sur le quai, les soldats, les uns contre les autres, cannes ou béquilles posées à côté d’eux, éveillent vraiment l’idée des oiseaux migrateurs qu’ils sont. En face de ce ciel brouillé de pluie, ils rêvent au soleil, échangent des prévisions sur leur prochaine résidence, tâchent de se représenter ces paradis du