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domination française, il reste un souvenir : celui d’une justice.

Nous avons vu qu’en Syrie ç’avait été la principale condition de notre régime : l’institution d’une justice. Les Assises furent le premier code qu’ait connu l’Orient depuis les Romains, et elles ne semblaient inspirées que de ce souci : assurer à chacun la justice. Un libéralisme singulier, — ce néologisme anachronique s’impose, — présida à l’organisation d’une terre où tant de races, de classes, de sectes coexistaient. Les Francs résolurent le problème par l’établissement des justices. Par-là le roi de la Syrie franque mérita l’honneur, — fort lourd, — de siéger dans le « Palais de Salomon. »

« Terre des Francs est terre de franchise, » disait un chroniqueur d’Orient. Les historiens arabes eux-mêmes ont reconnu que, non seulement Syriens et Arméniens venaient des terres non francisées s’établir sous la loi de Jérusalem, mais les Musulmans mêmes, parce que, « ayant à se plaindre de leur gouvernement et de ses injustices, ils n’ont qu’à se louer de la conduite des Francs, en la justice de qui on peut se fier. » Tout le secret d’un prestige si longtemps survivant tient dans cet aveu d’un ennemi.

Les seigneurs arabes et turcs occupaient les châteaux forts bâtis par nos chevaliers, et les églises romanes étaient devenues mosquées où le Prophète était loué, et, ailleurs, châteaux et églises croulaient sous les injures ; mais un monument restait debout : le souvenir de la justice franque. Et c’est là un patrimoine que ni les révolutions d’Orient, ni les entreprises de nos adversaires, ni nos propres révolutions n’ont pu détruire. Ce patrimoine moral, — que, de François Ier à Napoléon III, les souverains de France ont étayé de leurs efforts, — nous l’avons par ailleurs fait fructifier par nos missions, augmenté par nos bienfaits, fortifié par nos services. Nul ne saurait nous en disputer l’avantage ni la gloire. Et ce sont, — avec de plus récens, — les parchemins jaunis, mais encore éclatans, que la France, héritière des Godefroy de Bouillon et des Guy de Lusignan, jetterait, le cas échéant, sur le tapis autour duquel se discuteraient, un jour, les titres et les droits.


LOUIS MADELIN