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Yougovitch. L’un après l’autre, elle les arrête, mais pas un des sept ne veut même la regarder.

Quelques instans se sont à peine écoulés qu’apparaît le jeune Voïno Yougovitch conduisant les destriers du Tsar tout caparaçonnés d’or pur. Elle arrête le cheval gris qui porte Voïno, et jetant les bras au cou de son frère elle commence à lui parler de la sorte :

« O mon jeune frère, Voïno Yougovitch, à moi le tsar Lazare t’a donné. Il te salue et par moi te fait dire : Remets les destriers à qui te plaira et reste avec moi à Krujevatz, afin que j’aie un frère pour jurer. »

Mais Voïno Yougovitch lui répond :

« Va-t’en, ma sœur, va vers la blanche tour. Je ne voudrais, moi, guerrier, revenir en arrière ni abandonner les destriers du Tsar, quand je saurais devoir périr. Je vais, ma sœur, aux champs de Kossovo, verser mon sang pour notre Sainte Croix et pour la foi mourir avec mes frères. »

Et ce disant, il pousse son cheval vers la porte.

La Tsarine, quand elle vit cela, tomba aussitôt sur la pierre froide, et, dans sa chute, elle s’évanouit.

Mais voici venir le glorieux Lazare. Lorsqu’il voit sa dame Militza, les pleurs coulent le long de ses joues. Il regarde à droite et à gauche, il appelle son serviteur Golouban :

« Golouban, mon serviteur fidèle, descends de ton cheval de cygne, prends ta maîtresse sur tes bras blancs, et porte-la jusqu’à la tour élancée. Il te pardonne, au nom de Dieu, si tu ne vas pas te battre à Kossovo, mais reste ici dans mon blanc palais. »

A peine le serviteur Golouban a entendu ces mots que les larmes coulent de son visage, il descend de son cheval de cygne, prend la dame, la prend sur ses bras blancs et la porte à la tour élancée. Mais à son cœur, il ne peut résister, car Kossovo l’appelle à la bataille. Il revient vers son cheval de cygne, le monte et s’élance à Kossovo.


Les gouzlars n’ont raconté la bataille de Kossovo que par épisodes détachés, d’une haute poésie, mais formant un ensemble un peu confus et parfois contradictoire, avec des lacunes qui nuisent à la netteté des caractères et à l’unité de l’action. Toutefois, en rassemblant et en reliant ces fragmens épars, en les soulevant avec le fleuve de passion qui les traverse, on peut revivre cette journée sanglante telle qu’elle apparut aux poètes des cantilènes et telle qu’ils l’évoquèrent devant leur public, d’année en année et de siècle en siècle. Essayons de la reconstituer[1].

  1. La trahison de Brancovitch résume les jalousies qui divisaient alors les voïvodes, mais cette partie du récit est purement légendaire. En revanche, la mort de Lazare et le meurtre du sultan Mourad, par Miloch Obiélitch sont des faits historiques transformés par la légende en symboles et en types nationaux.