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action son Histoire de la guerre de 1870, lue dès le collège, avait eue sur sa formation morale : « En même temps, germait en nos cœurs, plus que l’espoir, la certitude que la revanche était proche et que nous aurions l’honneur d’y prendre part. Nous nous y entraînions déjà. Si l’un de nous, en promenade, se disait fatigué ou se plaignait quelque peu : « Tu en verras d’autres, lui disait-on, quand nous serons outre-Rhin ! » L’heure a sonné. Nous rien avons pas été surpris : nous t’attendions. »

Veut-on voir au naturel, et comme à l’état pur, l’âme de ces jeunes gens de la grande guerre ? Qu’on lise cette lettre du lieutenant observateur H… de P…, écrite au lendemain d’un heureux duel aérien :


Toute ma joie est augmentée de l’hommage que je fais à mon cher vieux guerrier de père de cette croix qui va briller sur ma poitrine. J’ai été d’office proposé pour la Légion d’honneur. Je l’aurai dans quelques jours. Je suis très fier. J’ai eu le choix entre les galons et la croix. Tant pis pour les galons I Papa souvent m’a dit : C’est une bêtise ; mais, ma foi, c’est chic, ça me tente et me ravit ; les galons, c’est de l’argent ; cette croix, c’est de la gloire.

Je suis encore un peu sous le coup de l’émotion et je ne sais pas très bien vous écrire tout cela. Je n’ai pas dormi cette nuit. Je voyais ces pauvres ennemis attendus de l’autre côté par les leurs, et je connais l’inquiétude qui vous broie quand un de nos oiseaux est sur les lignes ennemies et tarde à rentrer. Je pensais à leurs mères, à leurs sœurs, à leurs femmes peut-être

Il y avait un pilote, un lieutenant et l’observateur, un capitaine. Nous nous sommes rencontrés à près de deux mille sept cents mètres de haut. J’avais jeté par-dessus bord lunettes, gants et tout le fourbi. J’ai pu leur tirer quatre balles, trois ont porté. Une a tué net le capitaine observateur, droit au cœur ; une autre a cassé un bras au pilote en crevant son réservoir ; la troisième lui a traversé le cou. Ils sont descendus en trombe ; mais le pilote, très habile, a pu atterrir d’un seul bras, et l’appareil est intact. Nous descendons au-dessus comme un vautour sur sa proie ; c’était magnifique. Jamais, jamais, on ne peut s’imaginer ce que c’est.

À terre, j’ai bondi hors de l’appareil. L’observateur, mort à son poste, était inerte. Le pilote lève le bras et se rend. Ma foi ! moquez-vous, j’ai sauté sur cet homme tout jeune et je lui ai serré la main de toutes mes forces. Il a compris, et j’ai vu dans ses yeux qu’il comprenait ce qui me traversait le cœur.

Le soir, le général commandant l’armée nous a fait appeler au quartier général, le pilote (Gilbert) et moi, et nous a chaudement félicités ; c’était de Castelnau. Notre nom ne lui était pas inconnu, m’a-t-il dit. Il a été très chic, et je vous assure que c’est une entrevue qu’on n’oublie pas. J’aimerais que la croix que je vais porter fût une de celles que papa a portées si longtemps : n’en trouverez-vous pas une de ces croix de chevalier ?